18 mars 1314 : Jacques de Molay, le dernier grand maître, meurt sur le bûcher. L'ordre du Temple, fondé en 1119, disparaît...et entre dans la légende. Près de sept siècles plus tard, on s'interroge encore sur les Templiers, ces moines-soldats voués au service de la chrétienté et ne répondant qu'au pape. Propriétaires de biens immenses, accusés entre autres de blasphème, de sodomie, d'idolâtrie, de compromissions avec l'islam, il fallait les abattre. Pourquoi ? Et voici qu'ils resurgissent dans des sectes (l'ordre du Temple solaire) ou des best-sellers ( « Da Vinci Code »), tandis que des illuminés continuent de chercher leur supposé trésor. Pourquoi? Le Point vous raconte l'histoire vraie des « pauvres chevaliers du Christ ».
Sur son lit de mort prochaine,Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke et régent du royaume d'Angleterre, juge venu le moment de faire profession de frère de l'ordre du Temple. Il l'avait promis trente-cinq années auparavant, en voyant à l'oeuvre en Terre sainte ces admirables guerriers du Christ. L'an dernier, il a fait confectionner l'habit blanc marqué de la croix rouge, déposé maintenant à ses pieds par son ami Aimery de Sainte-Maure, commandeur de l'Ordre pour !'Angleterre qui préside à la cérémonie d'admission. Le nouveau religieux octogénaire, désormais retranché du monde des laïques, embrasse pour la dernière fois son épouse, Isabelle. Quelques jours plus tard, conformément à son voeu, frère Guillaume est inhumé dans l'église du Temple à Londres. C'est en mai 1219, tout juste un siècle après la fondation de l'Ordre, un siècle aussi avant sa disparition. Il est alors au sommet de son rayonnement, ce dont témoigne la démarche du comte Guillaume, alors désigné comme «le meilleur chevalier du monde ».
L'entreprise templière, pourtant, est partie de presque rien: deux chevaliers, donc des guerriers professionnels, Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer, rattachés aux chanoines gardiens du Saint-Sépulcre à Jérusalem, convainquirent quelques camarades, en 1119 ou 1120, de se mettre au service du Christ. « Par des voeux solennels, prononcés devant le patriarche de Jérusalem, écrira plus tard l'évêque de Saint-Jean-d'Acre, ils s'engagèrent à défendre les pèlerins contre les brigands, à protéger les chemins et à servir de chevalerie au Souverain Roi. Ils observent la pauvreté, la chasteté, l'obéissance », et le port de la barbe est la preuve de leur humilité. Le roi de Jérusalem, Baudouin II, approuve la démarche et fait don à cette poignée d'hommes, pour s'y installer, d'une partie de son palais, à savoir la mosquée Al-Aqsa, construite sur l'esplanade du Temple, à l'emplacement supposé du palais du roi Salomon; en fait de quoi ils se désignent comme « pauvres compagnons de combat du Christ et du Temple de Salomon ». La démarche est essentiellement spirituelle et le demeurera. Reste que, concrètement, elle vient à propos. En effet, l'élan des premiers croisés est passé, la plupart d'entre eux sont morts ou rentrés chez eux, d'autres s'occupent à fortifier les seigneuries et principautés franques qui à Edesse, Acre, Tripoli, Jalta, Jérusalem... se sont constituées. Pour garantir aux fidèles, face à la menace musulmane, l'accès aux Lieux saints - objectif de la croisade-, pour assurer la sécurité et la stabilité du royaume chrétien d'Orient, les effectifs manquent cruellement. Une force permanente est nécessaire, comme viennent de le montrer la terrible défaite et le massacre de l'armée de Roger d'Antioche, au bord de l'Oronte, le 28 juin 1119. La chevalerie nouvelle peut en fournir l'encadrement et le noyau le plus solide. A condition qu'elle s'organise et recrute.
Que des hommes de guerre mettent leur ardeur et leur savoir-faire au service de Dieu n'est pas une idée nouvelle: le soldat du Christ se vouant à combattre les ennemis du Seigneur, autrement dit à mener la guerre aainte, est une figure que le discours ecclésiastique, celui des papes Grégoire VII et Urbain II, affiche depuis le milieu du XIème siècle. Pas davantage la constitution en ordre religieux de laïques exerçant un service particulier: il en va ainsi, en février 1113, des desservants de l'hôpital Saint-Jean de Jérusalem, par une bulle du pape Pascal II, dont relèvent désormais directement tous les Hospitaliers. Voici en revanche la nouveauté, le scandale même induit par le Temple : des réguliers, pour ainsi dire des moines, se donnent l'autorisation, la mission même, dans cer taines conditions, de tuer, alors que le sang versé représente, pour un homme d'Eglise, une souillure capitale, au même titre que le sexe et l'argent. C'est pourquoi Hugues de Payns, désigné par ses frères comme maître de l'Ordre, tient à se rendre en Occident pour faire connaître et reconnaître son organisation, à laquelle se sont déjà associés, en Palestine, de grands personnages comme les comtes Foulques d'Anjou, futur roi de Jérusalem, et Hugues de Champagne. De 1127 à 1129, Hugues de Payns et ses quelques compagnons parcourent l'Occident du Portugal jusqu'à l'Ecosse et sont partout très favorablement accueillis. C'est au concile de Troyes, en janvier 1129, que le Temple est définitivement légitimé grâce à l'action et au verbe de Bernard de Clairvaux, l'une des plus hautes figures de la chrétienté, de surcroît apparenté à Hugues de Payns. Une règle en latin, très inspirée de celle de saint Benoît et dans l'esprit de Cîteaux, dont les moines portent la robe blanche comme le feront désormais les Templiers, est alors élaborée, transcrite en français dix ans plus tard, et surtout saint Bernard rédige à la demande du maître Hugues une sorte de manifeste sous le titre de Livre aux chevaliers du Temple sur l'éloge de la nouvelle chevalerie, définissant la mission des Templiers et justifiant les moyens violents auxquels ils pourraient recourir (cf encadré).
Dès lors, l'Ordre monastico-militaire est lancé. Les vocations et les donations affluent, modestes ou princières, au point qu'Alphonse Ier d'Aragon, en 1131, fait par testament le Temple héritier de son royaume, ce qui demeure sans suite mais vaut à l'Ordre la possession de quantité de châteaux dans la péninsule ibérique. De nombreux chevaliers, avec leurs biens, se donnent eux-mêmes au Temple, qui ne recrute que des guerriers déjà formés. Certains, souvent de moyenne ou petite noblesse et cadets de leur lignée, sont de tempérament agressif et de moralité douteuse, des scélérats et des homicides dit saint Bernard lui-même, qui, avec lucidité, observe : « Il y a là un double avantage: le départ de ces gens-là est une délivrance pour notre pays, et l'Orient se réjouira de leur arrivée à cause des services qu'ils pourront lui rendre » S'y ajoutent, à partir de 1139, des privilèges accordés à l'Ordre par la papauté, à laquelle il est directement rattaché. Tout comme les Hospitaliers, qui se transforment eux-mêmes, dans les années 1150, en ordre militaire, les Templiers échappent désormais à l'autorité des évêques, sont dotés de leurs propres églises et prêtres- les chapelains - et sont exemptés du paiement des dîmes au clergé séculier, un point ultrasensible. La protection du Saint-Siège est étendue à tous ceux qui fréquentent les maisons du Temple, y compris « les boeufs marqués du signe de la croix et ceux qui les gardent. » Or ces maisons sont de plus en plus nombreuses, par dons et acquisitions, principalement en Espagne, en France et en Angleterre, mais aussi jusqu'en Pologne. Aussi l'Ordre est-il bientôt organisé en provinces, neuf à l'origine (Tripoli, Antioche, France, Angleterre, Poitou, Aragon, Portugal, Pouilles, Hongrie), qui se subdivisent ensuite, ayant chacune à sa tête un maître, ou commandeur (praeceptor en latin), désigné par le grand maître en son chapitre général.
Sans doute le Temple est-il rapidement devenu riche, même si les Templiers, individuellement, sont pauvres. Le coût très élevé des maisons, châteaux et garnisons outre-mer, qui ne produisent à peu près rien, l'entretien et le renouvellement de centaines de combattants exigent un transfert permanent de liquidités, en espèces ou sous forme de virements, et aussi de nourriture, d'équipements et de chevaux au moyen d'une flotte elle aussi très onéreuse. Beaucoup de métal précieux, monnayé ou non, passe donc par les mains des Templiers, en particulier ceux des maisons de Londres et de Paris, qui exécutent des opérations financières pour le compte de particuliers, et aussi de personnes publiques, à commencer par les souverains. Ainsi, c'est en 1147 que Louis VII dépose le trésor royal au Temple de Paris, qui en assure la gestion. On connaît le rôle de frèreAymard, trésorier du Temple de Paris et du roi sous Philippe-Auguste, dont les successeurs, Philippe le Bel inclus, n'agiront pas autrement. Il s'ensuit une visibilité particulière, et beaucoup de médisance et d'envie. Mais l'Ordre n'est pas plus rigoureux ou cupide dans le gouvernement de ses biens mobiliers ou domaniaux, ni au total plus fortuné que l'Hôpital, Cluny, voire Cîteaux. Surtout, au Temple, tout renvoie à la Terre sainte, où le grand maitre-il y en eut vingt-trois successivement - n'a jamais cessé de résider, à Jérusalem, puis Acre, enfin Chypre, ainsi que le trésorier et le maréchal de tout l'Ordre, et où se tient le chapitre général, instance suprême de décision.
L'histoire générale du Temple doit être comprise à partir de l'Orient.
Car les forces mobilisées et les richesses captées en Occident demeurent destinées en principe, et employées dans les faits, à la défense des Etats latins d'Orient, un office que les chevaliers au manteau blanc marqué de la croix rouge et leurs sergents en habit sombre rempliront jusqu'au dernier souffle, au prix de vraies hécatombes, cinq grands maîtres - Bernard de Trémelay, Gérard de Ridefort, Armand de Périgord, Guillaume de Sonnac, Guillaume de Beaujeu-succombant les armes à la main face aux musulmans, un sixième mourant en prison. Par un mouvement d'apparence paradoxal, l'Occident est ainsi exploité par le Temple au profit de l'Orient. Même la Reconquista espagnole, à laquelle participent les Templiers, bien implantés dans leurs forteresses ibériques, demeure un front d'opérations secondaire par rapport à la Palestine et à la Syrie. L'histoire générale du Temple doit être imaginée et comprise, du début à la fin, à partir de l'Orient.
Sur place, les débuts militaires des Templiers sont laborieux : engagés pour la première fois dans une expédition du roi Baudouin contre Damas à la fin de 1129, Hugues de Payns et les siens partagent la défaite commune, et les résultats ne sont pas plus heureux dans la décennie suivante, où nombre de chevaliers perdirent la vie. Ce n'est qu'à partir de 1147, lorsque le contingent templier sauve l'année croisée de Louis VII aventurée au sud de l'Anatolie, puis en 1153 avec la reprise d'Ascalon, que la nouvelle chevalerie s'affirme. Dès lors, appuyées sur de puissantes forteresses allant de Roche-Guillaume au nord jusqu'à Toron au sud en passant par Chastel-Blanc, Safed et Château-Pèlerin, les quelques centaines de chevaliers du Temple avec leurs auxiliaires, dont l'effectif se renouvelle constamment, représentent dans les Etats latins une force militaire et politique parfois décisive. En effet, ces hommes bien organisés, solidaires et immédiatement disponibles, groupés autour de leur bannière noire et blanche, le Baucent, sur lequel est brochée leur devise- « Non point à nous, Seigneur, non point à nous mais à ton nom seul donne gloire » -, ont appris à connaître leurs ennemis et le terrain sur lequel ils évoluent. En cela, ils diffèrent, par leur expérience, des croisés qui, débarquant d'une Europe encore fruste dans l'Orient compliqué, se ruent tête baissée et coeur léger au combat, Il s'ensuit d'inutiles et coûteuses provocations contre les musulmans avec lesquels les chrétiens résidant à demeure ont appris à cohabiter (cf encadré), une incompréhension entre chevaliers d'Occident et d'Orient, des accusations de lâcheté ou de trahi son contre les Templiers ou Hospitaliers qui connaissent la nécessité des trêves et des alliances tactiques. Joinville a rapporté la scène célèbre de la VIIème croisade dans laquelle Saint-Louis, reprochant au Temple d'avoir conclu sans son autorisation une convention avec le sultan de Damas, fit venir pieds nus le grand maî tre Renaud de Vichiers et tous ses chevaliers, qui s'agenouillèrent devant lui, Renaud « tendant au roi l'extrémité de son manteau et lui remettant tout ce que les Templiers possédaient pour que le roi en prenne ce qu'il voudrait à titre d'amende ». La sanction fut le bannissement du maréchal Hugues de Jouy de Terre sainte. Or n'était-ce pas contre les conseils de l'Ordre que le roi et son frère Robert d'Artois s'étaient jetés comme des fous sur la forteresse de Mansourah, au printemps 1250, entraînant la mort de 280 chevaliers du Temple et la capture du roi et de son frère Alphonse, pour le rachat desquels les finances de l'Ordre furent douloureusement mises à contribution ? A cette date, le sort des Etats latins est déjà compromis, en fait depuis le désastre de Hattin (cf encadré), où le Temple porte une grande responsabilité, et la prise de Jérusalem par Saladin en 1187. Réduites à une bande côtière, les possessions chrétiennes en Terre sainte doivent pour beaucoup aux Templiers, Hospitaliers et Teutoniques d'avoir tenu jusqu'à la fin du XIIIèmesiècle.
Deux siècles d'existence et une disparition brutale.
En mai 1291, la dernière cité importante, Acre, tombe, et avec elle le grand maître du Temple Guillaume de Beaujeu, ainsi que le maréchal des Hospitaliers, après une défense héroïque. En août, les Templiers évacuent leur dernière forteresse, Château-Pèlerin, et se replient à Chypre. Ils ne savent pas encore que la Terre sainte, où et pour laquelle ils sont nés cent soixante-dix ans plus tôt, leur est définitivement fermée. De fait, le nouveau maître, Jacques de Molay, tente, avec son homologue de l'Hôpital, une alliance avec les Mongols contre les Mamelouks pour reprendre pied en Syrie, puis fait campagne en Occident pour obtenir les secours indispensables. Au début du XIVème siècle, l'Ordre n'a pas dit son dernier mot et reste fidèle à sa vocation, « faire tout son possible pour défendre et augmenter la Terre sainte ». Ses deux siècles d'existence ne doivent pas être considérés à la lumière de sa disparition, brutale.
Pour comprendre cette dernière, dont le déroulement fut d'une rare complexité, il faut se garder de tout anachronisme, écarter les rapprochements trompeurs avec le Tribunal révolutionnaire sous la Terreur ou les procès staliniens à Moscou, même si l'impression d'acharnement et de truquage est analogue, et se souvenir que la politique et la foi, l'Eglise et l'Etat, ne sont pas des réalités séparées de au début du XIVèmesiècle, que la justice a d'abord pour fonction de faire prévaloir le règne et l'honneur de Dieu. Voici ce qui, très simplifié, parait sûr. A partir de 1305, de graves rumeurs se mirent à courit contre les Templiers. Elles allaient au-delà de critiques émises depuis longtemps à l'égard du Temple, dénonçant son esprit d'orgueil, d'arrogance et de cupidité, ses échecs en Terre sainte, aussi sa rivalité avec les Hospitaliers, au point que l'idée d'une fusion des deux ordres prend forme à la fin du XIIIème siècle. Cette fois, c'est d'hérésie qu'il s'agit, avec son cortège de sodomie, de magie et d'idolâtrie, en l'occurrence celle d'une statue à tête d'homme barbu appelée Baphomet, en assonance avec Mahomet, puis que ces hommes ayant vécu en Orient sont facilement soupçonnés de dérive islamique. Le rite d'admission (cf encadré), en vérité connu depuis longtemps, permit de donner corps à ces accusations qui prennent de court Jacques de Molay, récemment débarqué en Europe, et les dirigeants de l'Ordre. A l'accusation d'hérésie il est très difficile de répondre, surtout lorsqu'elle se nourrit de faits, comme le reniement du Christ, le crachat sur la croix, voire les baisers obscènes et la sodomie occasionnelle. Endoctriné par ses conseillers Guillaume Nogaret et Guillaume de Plaisians, le roi Philippe le Bel, garant de l'orthodoxie dans son royaume, est dans son rôle en intervenant, même si l'arrestation des Templiers, exécutée partout ce même jour du 13 octobre 1307, revêt un caractère exceptionnel par sa soudaineté, son ampleur et son efficacité.
Ce coup de force, dont le pape Clément V et les souverains étrangers furent, après les Templiers, les premiers surpris, relève d'explications multiples (cf entretien avec Alain Demurger). Une fois lancée à l'initiative du roi de France, la procédure d'inquisition était impossible à arrêter, et le pape lui-même, dont l'Ordre dépendait directement, finit par se laisser entraîner, non sans avoir tenté de reprendre la main en réunissant une commission pontificale en 1309, et en convoquant pour 1311 un concile général à Vienne. Les aveux, le plus souvent très partiels, passés par les Templiers dès les premiers interrogatoires, firent grande impression. Que la détention, la menace, la torture surtout aient pesé lourd n'y change rien. Les rétractations qui s'exprimèrent ensuite progressivement valurent à quelques dizaines de templiers le bûcher destiné aux hérétiques que l'ancêtre de Philippe le Bel, Robert le Pieux, avait fait allumer pour la première fois trois cents ans auparavant. C'est aussi comme relaps que Jacques de Molay en fut la dernière victime, le 18, ou mieux le 11 mars 1314. à Paris. Depuis 1307, le grand maître avait avoué, s'était rétracté, avait avoué de nouveau, puis s'était tu à partir de 1310, ne voulant s'expliquer que devant le pape, seul habilité à le juger. Il aurait évité la mort si, ce lundi-là, avec Geoffroy de Charney, commandeur de Normandie, il ne s'était une dernière fois rétracté publiquement devant les cardinaux envoyés par Clément V pour lui signifier une sentence d'emprisonnement perpétuel, proclamant son innocence et celle de son ordre. Et le roi Philippe, finissant comme il avait commencé, par un coup de force, n'attendit pas le lendemain pour faire exécuter les deux hommes sur une île de la Seine, à l'emplacement de l'actuelle place Dauphine. Dans les flammes, le grand maître, selon un témoin oculaire rimailleur, s'écria: « Il va bientôt arriver malheur/A ceux qui nous ont condamnés à tort/Dieu vengera notre mort. » En revanche, de la prétendue et fameuse malédiction jetée contre le roi et le pape, assignés à comparaître au tribunal de Dieu (ils moururent tous deux en 1314), il ne sera pour la première fois fait état qu'au milieu du XVIème siècle, deux cent trente quatre ans plus tard.
Molay, à l'instant suprême, força l'admiration par sa foi et son courage. De ce dernier cet homme d'alors 70 ans n'avait jamais manqué. C'est le discernement qui, au long de cette épreuve, lui avait fait défaut. Déjà, il avait maladroitement argumenté son refus de fusion, souhaité par le roi et le pape, entre le Temple et l'Hôpital, et n'avait pas réformé le Temple comme il aurait été nécessaire. « Jacques de Molay, écrit Alain Demurger dans la biographie qu'il lui a consacrée, on doit lui rendre cette justice, est mort pour ses idées; ce sont celles dans lesquelles il a été formé au Temple, celles auxquelles, devenu grand maître, il a continué de croire: la croisade, la Terre sainte, l'indépendance de l'Ordre. Cette fidélité à ses idées, son entêtement n 'ont-ils pas contribué à perdre le Temple ? En partie, oui ».
L'Ordre, au total, était-il coupable ? Cette question n'a guère de sens aujourd'hui et n'appelle pas de réponse certaine. A coup sûr, l'accusation d'hérésie était infondée: jamais le chapitre générai ni aucun dignitaire n'a mis en cause la foi telle que l'Eglise l'interprète, l'enseigne et l'organise dans la pratique. En revanche, comme dans toute collectivité, religieuse ou pas, existaient des comportements individuels déviants, des traditions stupides ou malsaines qui, révélées et montées en épingle, pouvaient choquer. Les quinze mille Templiers n'étaient pas tous des parangons de vertu. Mais le fond de l'affaire est que le gouvernement royal, au moment où commencent à sortir des limbes la conception et la construction d'un Etat prénational et prémoderne, voulut la perte d'une institution qui, à la fois indépendante et internationale, paraissait y faire obstacle. Dès lors, le Temple devait faire figure de coupable, ce que permettait la procédure inquisitoriale qui, comme le dit un templier anglais en 1308, ne cherche pas « à faire apparaître la vérité mais à faire d'un innocent un coupable ». En matière de foi, la culpabilité tient pour l'essentiel à l'idée qu'on s'en fait, et à l'usage qu'on veut en faire. C'est pourquoi la suppression de l'Ordre et la condamnation des frères suscitèrent, dans l'opinion, le trouble. Demurger, dans son livre, donne significativement le dernier mot à un témoin du drame, l'abbé de Chaalis Jacques de Thérines : « Les faits reprochés aux Templiers, et que beaucoup d'entre eux ont avoués, sont assurément exécrables. [ Si tout cela n'est que mensonge, comment se fait-il que les principaux membres de l'Ordre, des hommes exercés au métier des armes et en principe peu accessibles à la crainte, aient avoué de telles horreurs ? Mais si cela est vrai, comment se fait-il que beaucoup de Templiers se soient laissé volontairement brûler, en rétractant leurs aveux, alors qu'ils savaient pouvoir échapper au supplice en renouvelant simplement ces aveux ? Voilà ce qui induit bien des gens à concevoir des doutes. »
« Le chevalier du Christ tue en conscience et meurt tranquille; en mourant il travaille pour lui-même, en tuant il travaille pour le Christ [...]. Quand il tue un malfaiteur, il n'est pas homicide mais, si j'ose dire, malicide [.] Quand ils vont à l'ennemi, ces hommes plus doux que des agneaux deviennent plus féroces que des lions, et je ne sais pas si je dois les appeler des moines ou des chevaliers; peut-être faut-il leur donner les deux noms à la fois, car il est manifeste qu'ils joignent à la douceur du moine le courage du chevalier.
Tels sont les servants que Dieu s'est choisis pour monter la garde autour du Saint-Sépulcre. »
Dans l'Histoire, le Temple n'est pas le seul ordre de chevalerie, et les Templiers ne sont pas les seuls pour qui on a allumé des bûchers. Et pourtant, le romantisme confortant la redécouverte du Moyen Age, le nom même du Temple a pris place depuis bientôt deux siècles parmi les mythes que nourrit l'Histoire. Le manteau blanc prend les allures d'un symbole d'héroïsme, et l'on s'émerveille de cette ambiguïté qui mêle en une image d'épopée deux figures qui sembleraient inconciliables, celle du soldat et celle du moine.
Et puis, il y a le drame. Au fil des siècles, on a incendié des monastères et brûlé des hérétiques, et on a égorgé des banquiers. Seuls les Templiers, déjà décimés sur les remparts d'Acre, ont été anéantis en corps. Et les centaines de templiers qui ont fini leurs jours chez eux ne comptent guère dans la mémoire des hommes à côté de ceux qui furent victimes de la raison d'Etst et d'une pratique judiciaire qui les faisait relaps. Il est vrai que l'on comprend plus facilement la montée au bûcher que le long déroulement de ce procès des Templiers qui n'est qu'une suite incohérente d'enquêtes et de procédures amorcées et jamais achevées.
Très tôt, la légende a broché sur l'Histoire. Il y a la malédiction tombée du bûcher de Jacques de Molay, comme il y a le trésor subtilisé à la convoitise royale, sans oublier les secrets de construction hérités par le Temple d'on ne sait quels Egyptiens et l'architecture dite templière d'églises circulaires pourtant construites avant la fondation de l'Ordre.
Le renversement climatique, la mort subite du nourrisson Jean Ier, l'exil des papes à Avignon, la peste noire et la folie de Charles VI, tous ces malheurs qui teintent un siècle aux couleurs morbides de la Danse macabre ne sont-ils pas la réplique divine à un déni de justice dû à l'acharnement d'un roi et à la pusillanimité d'un pape ? L'historien a perdu la partie s'il veut raisonner contre l'imaginaire qui unit et souvent confond, en enjambant les siècles, les héros du combat pour la foi et les banquiers de la chrétienté, et qui inscrit l'histoire du Temple parmi les mystères.
(Parmi l'oeuvre considérable de Jean Favier, sa biographie de « Philippe le Bel » (Fayard, 1978, et Livre de poche) consacre d'importants développements à l'affaire des Templiers.)
Chevaliers, sergents d'armes et sergents de métier, qui eux ne combattent pas mais travaillent au bon fonctionnement de l'Ordre, deviennent templiers selon un rituel décrit à l'occasion des procès : le postulant se présente à la chapelle d'une commanderie, exprime sa demande devant quelques frères, qui lui rappellent combien sont durs les préceptes de l'Ordre : « Vous nous voyez avec de beaux habits, de belles montures, en grand équipage, mais vous ne pouvez pas connaître la vie austère de l'Ordre; car si vous voulez être de ce côté-ci de la mer, vous serez au-delà et inversement; si vous souhaitez dormir, il faudra vous lever et aller, affamé alors que vous souhaitiez manger. Supporterez-vous cela, pour l'honneur de Dieu et le salut de votre âme ? ». Le candidat acquiesce, et expose que rien dans sa condition spirituelle, physique et sociale ne s'oppose à son admission, Il est alors laissé seul pour prier dans la chapelle, puis confirme sa décision devant les frères qui le conduisent devant le commandeur. Tête nue, à genoux et les mains jointes, il jure obéissance, pauvreté et chasteté. Le commandeur lui remet l'habit et l'embrasse sur la bouche, tandis que le chapelain chante récite prière. Admis, le templier s'entend préciser les points de règlement de l'Ordre. La cérémonie religieuse, très classique, s'arrête là.
S'y serait partois ajouté, selon la rumeur publique et les procès-verbaux d'inquisition, une pratique consistant, derrière l'autel, à renier le Christ, cracher sur la croix, voire baiser le nombril ou l'anus du frère préposé à ce qui fait figure de bizutage et de rite d'initiation, destiné à éprouver l'obéissance du nouveau et à l'agréger fortement au groupe. Cette coutume douteuse, dont les Templiers n'avaient pas le monopole et qui ne met nullement en cause l'orthodoxie de leur foi, se retourna contre eux en 1307, accréditant le fantasme d'un secret du Temple monstrueux et diabolique.
LAURENT THEIS
En 1185 est élu grand maître Gérard de Ridefort, un Flamand entré dans l'Ordre quelques années auparavant, peut-être mentalement déséquilibré. Il a pris parti en faveur de Guy de Lusignan contre Raymond de Tripoli, qu'il déteste, lorsque les deux hommes s'opposent sur le sort du royaume de Jérusalem après la mort du jeune Baudouin V, en 1186. Face à Saladin en pleine expansion, Raymond est partisan de la prudence. Le grand maître, lui, pousse à la confrontation afin de fortifier la royauté nouvelle de Guy, en dépit des réticences des grands barons. Le 4 juillet 1187, à Hattin, près de Tibériade, l'héroïsme de la chevalerie ne peut briser l'encerclement de la grande armée franque. Saladin fit ainsi, terrible désastre, 15000 prisonniers. Il réserva un sort particulier aux templiers et aux hospitaliers, déclarant: « Je veux purifier la terre de ces deux ordres immondes. ». De fait, tous furent décapités, à l'exception de Gérard de Ridefort, envoyé en prison à Damas. Deux mois plus tard, Jérusalem se rendait, et le quartier général du Temple redevenait la mosquée Al-Aqsa. En octobre 1189, Gérard de Ridefort, que Saladin avait libéré, mourut vaillamment en tentant de reprendre Saint-Jean-d'Acre.
LAURENT THEIS
Voici ce qu'écrit le prince syrien Ousama, mort en 1188, dont la forteresse de Chayzar se dresse encore au bord de l'Oronte :
« Mes amis les Templiers, je dois l'avouer, étaient d'un modèle tout différent. Ceux-là, du moins, savaient reconnaître les croyants, quels qu'ils fussent. A Jérusalem, je me rendis à la grande mosquée. Sur un de ses côtés, il y avait un petit oratoire que les Francs avaient transformé en église. Chaque fois que j'allais à la mosquée, les tem pliers me laissaient prier dans cet oratoire. Ce jour-là, j'étais à peine installé, tourné vers La Mecque (donc vers le sud-est), lorsqu'un Franc se rua sur moi et tourna ma tête vers l'Orient, en hurlant: "C'est ainsi et pas autrement que tu dois prier ! » Un groupe de templiers chassa l'intrus. « C'est, me dirent-ils, un étranger arrivé ces jours-ci des pays francs, et il n'a jamais vu personne prier autrement que vers l'Orient."
LAURENT THEIS
«Ousama, un prince syrien face aux croisés » d'André Miquel (Fayard, 1986).
Dans les premiers jours d'octobre 1307, ayant sans doute eu vent de quelque chose, le maître du Temple en France, Gérard de Villiers, s'enfuit de Paris avec une quarantaine de frères, et l'on ne sait pas ce qu'il lui advint. Il n'en fallut pas plus pour donner naissance à un racontar selon lequel ce personnage et son groupe auraient convoyé trois chariots - pourquoi trois? - transportant « le » trésor de l'Ordre, bien entendu d'une valeur inestimable, qu'ils auraient enfoui au coeur de la forêt d'Orient, près de Troyes, ou enseveli dans une cave rémoise (1). A moins que ces coffres regorgeant de métal précieux ne soient cachés au Luxembourg, à Gisors dans le Vexin, en Bretagne ou au Portugal, pour ne rien dire de Colombey-les-Deux-Eglises... Qu'un trésor du Temple n'ait jamais existé sous cette forme - puisque les agents de Philippe le Bel prirent possession des fonds déposés au Temple de Paris et les transmirent à l'Hôpital - permettra de le chercher longtemps encore... Le seul trésor templier dont les archives ont livré la trace, précise Alain Demurger, est celui rassemblé par l'ancien visiteur de France, Hugues de Pairaud, qui le remit au commandeur de Dormelles, près de Moret-sur-Loing, Pierre Gaudes. Ce dernier, inquiet du sort à venir des Templiers, confia le 22 septembre 1307 ce « petit coffre » à un pêcheur, qui le cacha sous son lit. Là, il fut trouvé et remis à l'autorité royale. Il contenait 1189 monnaies d'or et 5010 d'argent, soit une vingtaine de kilos. Pour le reste, les maisons templières ne livrent pas davantage de trouvailles que d'autres établissements d'exploitation seigneuriale.
LAURENT THEIS
1. « Histoires mystérieuses des trésors enfouis », de Didier Audinot (Grancher).
Maître de conférences honoraire à l'université Paris I
Le Point: Avec la perte des Etats latins d'Orient, le Temple a-t-il perdu du même coup l'essentiel de sa raison d'être, à la différence de l'Hôpital ?
Alain Demurger: Non. Son quartier général, comme celui de l'Hôpital, est resté à Chypre jusqu'au bout. Les mouvements de templiers entre l'Occident et Chypre sont nombreux et constants de 1291 à 1307. L'ordre du Temple et son dernier grand maître, Jacques de Molay, ont été les artisans de l'alliance avec les Mongols de Perse contre les Mamelouks en 1299- 1303, afin de reprendre pied en Terre sainte. L'Hôpital est dans la même situation. Mais, en 1306-1310, il conquiert Rhodes, ce qui lui permettra de continuer son action et de se protéger.
LP : La royauté française avait-elle des motifs profonds, ou seulement conjonctu rels, de provoquer la ruine du Temple ?
AD : Conjoncturels. La cause invoquée pour justifier une aversion ancienne et profonde du roi envers le Temple ne tient pas: la remise en question par la royauté de certains privilèges jadis accordés est un fait général dans tous les Etats et pour tous les ordres - Hôpital, Citeaux, Mendiants... Le retrait du Trésor royal du Temple de Paris en 1295 est dû non pas à la méfiance de Philippe le Bel mais à un changement de politique financière : pour obtenir des prets des compagnies italiennes, les fameux « Biche et Mouche » (les banquiers Albizzo et Mosciatto Guidi), le roi doit donner des garanties. C'est pourquoi il confie à ces financiers la gestion du Trésor royal. Le récit, dans une seule source, éloignée du terrain, de la colère de Jacques de Molay apprenant que le trésorier du Temple de Paris aurait prêté une somme énorme au roi sans en référer, en violation de la règle, à la direction de l'Ordre, ce qui aurait brouillé le grand maître et Philippe le Bel, est invraisemblable, le Temple, contrairement à sa légende, n'ayant pas l'encaisse suffisante pour réaliser un prêt de cette ampleur. Le seul désaccord avéré entre le roi et le Temple porte sur la fusion de ce dernier avec l'Hôpital, que Jacques de Molay refuse en 1306-1307. C'est l'occasion - la rumeur née en 1305 sur les prétendues turpitudes du Temple-, qui a fait le larron, en l'occurrence le roi et ses conseillers. Le roi s'est servi du Temple pour obtenir du pape Clément V le règlement à son avantage d'un autre problème: le procès en hérésie qu'il veut intenter à la mémoire du pape Boniface VIII, avec lequel il était entré dans un conflit violent ponctué par l' »attentat d'Agnani » en 1303.
LP : Qui a cru réellement à la perversion supposée du Temple?
AD : Pas grand monde au début, pas même le roi sans doute. Peut-être ce dernier a-t-il fini par y croire, mais j'ai du mal à penser que, eu dépit de leurs proclamations, ses conseillers Nogaret et Plaisians aient accordé foi à la manipulation qu'ils montaient. Le procès du Temple est fabriqué à partir de quelques éléments réels, mais déformés, et d'un « modèle » accusatoire bien rodé qui a servi à plusieurs reprises sous le règne de Philippe le Bel et de ses successeurs : contre Boniface VIII, contre l'évêque Guichard de Troyes en 1309, contre Enguerrand de Marigny en 1315, etc. Cela a pris au début, le roi ayant su se ménager des relais dans l'opinion. Mais, l'affaire traînant, le doute s'est installé, comme en témoigne l'attitude de la majorité des pères du concile de Vienne, chargé en dernière instance de statuer sur le sort de l'Ordre en 1312, qui veulent entendre la défense des Templiers. Si bien que le pape préféra prononcer lui-même, le 22 mars, la suppression de l'Ordre, qui ne fut donc jamais condamné en tant que tel.
LP : Pourquoi l'Ordre a-t-il été incapable de trouver des soutiens et de se défendre ?
AD : Les Templiers se croyaient innocents. Dès l'été 1307, le grand maître lui-même a demandé au pape une enquête. A bon droit, ils pouvaient compter à l'automne sur l'appui de Clément V. On les a dits victimes de la faiblesse de leur formation intellectuelle, de l'absence chez eux de bons juristes. Soyons attentifs à la chronologie : en 1300, les ordres militaires ne comptaient guère de grands intellectuels. C'est aux XIVème et XVème siècles que l'Hôpital a développé une politique de formation pour ses cadres. Mais n'est-ce pas parce qu'il a tiré les leçons de l'affaire du Temple ? Un ordre militaire est fait pour combattre, pas pour méditer et prier ou propager la foi et abattre l'hérésie. Le Temple s'est ce pendant défendu : en 1310, massivement, les Templiers ont voulu défendre leur ordre devant la commission pontificale chargée de le juger. Disons que leur défense fut maladroite et que leurs dirigeants, grand maître en tête, ont choisi une mauvaise tactique en se refugiant dans le silence au moment où se developpait la révolte de la base, celle des simples chevaliers. Les soutiens extérieurs manquent en effet. Je me demande cependant si la noblesse du royaume, qui a fourni à l'Ordre tant de chevaliers, a accueilli leur arrestation avec faveur. N'y aurait-il pas un lien entre l'affaire du Temple et la fronde connue sous le nom de « ligues nobiliaires » en 1314-1315 ?
LP : Quel a été le sort réservé aux Templiers hors de France ?
AD : Le pape, mis devant le fait accompli en octobre 1307, a repris la main en faisant de la fuite en avant: il a ordonné six semaines plus tard l'arrestation des Templiers dans toute la chrétienté. Mais, hors de France, seules les procédures pontificales lancées en 1308, qui visaient l'Ordre et non pas les personnes, ont été mises en oeuvre. Dans la plupart des pays, en Angleterre, dans la péninsule Ibérique, en Allemagne, à Ravenne, les Templiers ont été innocentés. En France, ceux qui ont reconnu leurs erreurs ont été absous et réconciliés. Les dignitaires devaient être jugés par le pape. Mais celui-ci les abandonna, d'où la révolte tardive, trop tardive de Jacques de Molay qui revint sur ses aveux et fut envoyé par le roi au bûcher comme relaps. Beaucoup de Templiers sont morts de mauvais traitements, quelques dizaines ont péri sur le bûcher. Certains ont pu fuir et se cacher. La plupart ont fini dans des maisons de l'ordre de l'Hôpital, auquel les biens du Temple avaient été dévolus, et qui devait entretenir les anciens Templiers, puisqu'ils avaient prononcé des voeux perpétuels. Au total, Clément V s'est résolu à sacrifier le Temple en contrepartie de l'abandon par Philippe le Bel du procès intenté à la mémoire de Boniface VIII, dont le succès aurait ruiné l'institution pontificale. Bras de fer et compromis ont été à l'oeuvre du début à la fin entre le pape et le roi.
PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT THEIS
Il est l'auteur de « Chevaliers du Christ. Les ordres religieux militaires au Moyen Âge » (Seuil, 2002), « Jacques de Molay. Le crépuscule des Templiers » (Payot, 2002) et, cette année, de « Les Templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen Age » (Seuil), synthèse complète, précise et vivante. Le présent dossier doit beaucoup à cet ouvrage, appelé à faire référence.
Cette structure, propre aux ordres militaires, est un centre de prière, avec une chapelle et un cimetière; de commandement, avec un logis de maître et parfois une fortification; d'exploitation, avec des bâtiments agricoles. Elle peut être constituée par une seule maison, cellule de base du réseau templier, ou en regrouper plusieurs. Y vivent quelques chevaliers, parfois un ou deux seulement, souvent retraités, davantage de sergents de métier, et du personnel rattaché. Faute de définition stricte, il est impossible de préciser le nombre de commanderies, sans doute pas plus de trois mille au total au début du XIVème siècle. On en a recensé dix sept en Normandie, une trentaine en Provence. Leur taille est très variable, la commanderie de Voismer, près de Vire, possède un domaine de 245 hectares, celle de Sainte Eulalie-de-Cernon est parvenue à s'approprier tout le causse du Larzac, où elle élève 1725 moutons, 160 chèvres, 146 bovins et 35 chevaux. Les maisons templières urbaines sont assez nombreuses, en particulier dans les ports méditerranéens et les métropoles économiques et politiques. Vers 1140, le Temple s'établit dans un faubourg du nord de Paris, auquel il donna son nom, et forma un vaste enclos fortifié recouvrant une bonne partie du 3ème arrondissement actuel. Son puissant donjon subsista jusqu'en 1796.
LAURENT THEIS
Du Perche au Larzac en passant par l'Angoumois, kraks, donjons, commanderies attestent la présence des moines-soldats. Qu'ils soient templiers ou hospitaliers. Visite guidée.
PAR FRANÇOIS DUFAY
Nichée au bord d'une route du Perche, à 160 kilomètres de Paris, la commanderie d'Arville passe pour la commanderie templière par excellence. Sa porte fortifiée, aux briques disposées en losanges et aux lanternons habillés de châtaignier, figure dans tous les livres comme le symbole de ces communautés rurales dont les moines-soldats parsemèrent la chrétienté.
« Fondée par les Templiers au début du XIIème siècle, la commanderie d'Arville reste, par l'importance des bâtiments existants, un ensemble unique et la commanderie la mieux conservée de France », s'est enthousiasmée Régine Pernoud. A vrai dire, la célèbre médiéviste jouait un peu sur les mots. Car si Arville fut incontestablement créée par les Templiers, les bâtiments qu'admirent ses 15000 visiteurs annuels sont largement postérieurs à l'époque des croisades. La porte fortifiée ? Elle date pour l'essentiel des XVème et XVIème siècles. La grange dîmière ? Du XVIème également. Le presbytère ? Il remplace le logis du commandeur, disparu à la Révolution. Seule l'austérité tout orientale de l'église romane, précédée d'une tour de défense, remonte à l'époque des chevaliers du Temple.
C'est sans doute cela, le véritable secret des Templiers: là où le public croit toucher du doigt le Moyen Age austère et mystérieux qu'ils incarnent, il contemple le plus souvent l'oeuvre de leurs successeurs Hospitaliers, Récupérant les dépouilles de leurs rivaux en 1312 après la dissolution de l'ordre du Temple, les Hospitaliers de Saint-Jean (devenus Chevaliers de Malte au XVIème siècle) ont pendant cinq siècles remanié, reconstruit, modernisé. Tout en conservant, néanmoins, l'organisation héritée de leurs devanciers.
Si bien qu'un ensemble architectural comme celui d'Arville, même modifié, donne encore l'idée du fonctionnement d'une commanderie templière. Dès lors, Hospitaliers ou Templiers, peu importe. A Arville, petits et grands passeront un agréable moment à visiter les jardins médiévaux, à cuire du pain dans un four à l'ancienne, ou à embarquer vers l'Orient sur les pas des croisés grâce à un ingénieux parcours pédagogique.
Pour avoir, toutefois, une vue à plus grande échelle de ce que fut la puissance de l'ordre du Temple, c'est plus au sud qu'il faut se rendre, dans les solitudes du Larzac. Car bien avant d'être squatté par José Bové et désenclavé par le viaduc de Millau, ce causse, le plus vaste et le plus méridional de France, fut presque tout entier la possession des Templiers.
A parcourir cette plaine lunaire, piquetée d'arbustes, où affleure le roc, on comprend que ces familiers de la Terre sainte se soient sentis ici chez eux. A coups de donations, d'achats et de ventes forcées, les Templiers évincèrent, au XIIème siècle, les seigneurs locaux, pour faire de ce plateau, moins aride qu'il n'y paraît, leur plus grande possession en Occident. Idéalement situé près des ports de la Méditerranée, le Larzac devint une base logistique d'où partaient hommes, chevaux, vivres et argent vers les châteaux de Palestine.
Aujourd'hui encore, de petits kraks fortifiés, posés comme des mirages sur le paysage, complètent l'illusion de se trouver non au fin fond de l'Aveyron, mais dans quelque Orient aux aspérités adoucies. En 1997, le départements eu la bonne idée de raccorder cinq sites fortifiés en un « circuit templier », avec points d'accueil, aires de pique-nique et visites guidées, histoire de surfer sur le succès du plus connu d'entre eux, La Couvertoirade.
Classé parmi « les plus beaux villages de France », La Couvertoirade voit chaque été les touristes s'abattre, tels une nuée de criquets, sur son lacis de rues pierreuses, bordées de maisons caussenardes et d'échoppes d'artisanat. Seul, à vrai dire, le donjon est ici templier. L'enceinte, presque intacte, date en fait de la guerre de Cent Ans, quand les populations du Larzac cherchaient à se protéger des grandes compagnies. Mais à La Cobertoirada (nom du lieu en occitan), dès que l'on s'écarte des remparts, cela fleure toujours le mouton, comme au temps des Templiers: dans les inventaires, on trouve la trace de milliers de brebis, contre seulement deux ou trois tenues de combat. Et l'étendue alentour, cultivée de céréales, porte toujours, en 2005, le nom de « plaine du Temple ».
Si La Couvertoirade tire un peu la couverture à elle, c'est une localité voisine, Sainte-Eulalie-de-Cernon, qui était le vrai QG des Templiers dans le Larzac. Difficile à imaginer, tant ce délicieux village paraît assoupi au creux de son vallon. A la terrasse de Chez Mimile, près d'une fontaine cernée de platanes, il fait bon siroter un café à l'ombre d'une réplique miniature du palais des Papes construite au XIVème siècle par... les Hos pitaliers, encore eux ! Les Templiers ? Ils dorment probablement sous vos pieds, car l'actuelle place de la Fontaine fut jadis leur cimetière. Ce qu'ignorent les zozos en manteau blanc qui, de temps à autre, tiennent des cérémonies nocturnes dans le cimetière du village, qui date du XVIIème siècle !
A Sainte-Eulalie, les Templiers ont surtout laissé en héritage une église romane aux belles voûtes de tuf. Tout le reste est l'oeuvre des Hospitaliers, « qui ont, eux aussi une histoire formidable : Malte, l'aspect caritati, de grands personnages », souligne la guide-interprète Laurence Fric. D'autres vestiges templiers subsistent dans les bourgades voisines, La Cavalerie et Viala-du-Pas-de-Jaux. Une liste à laquelle le conseil général, pour ne pas faire de jaloux, a adjoint Saint-Jean-d'Alcas, une fondation purement cistercienne ! Chacun en effet commence à comprendre que ces énigmatiques moines-soldats constituent une image porteuse. De plus en plus, les « marchands du Temple » pavoisent leurs boutiques aux couleurs rouge et blanc. Au risque parfois du kitsch : on joue cet été à Sainte-Eulalie une comédie musicale à la sauce « Notre-Dame de Paris », qui fait l'amalgame entre Templiers et cathares, ces prétendus « frères du silence », dont le seul point commun est d'avoir fini sur le bûcher...
Bien difficile, décidément, de saisir le vrai visage des Templiers. Pour le contempler en face, il laut quitter le Larzac et obliquer plein ouest, vers les coteaux modérés de la Charente. Là, au sud d'Angoulème, dans la commune de Cressac-Saint-Genis, se dresse une chapelle en pierre grise, perdue dans les maïs.
L'édifice, sans clocher ni chevet, sert aujourd'hui d'oratoire protestant. Mais à l'intérieur, c'est l'éblouissement: à la fin du XIIème siècle, la chapelle a été ornée de fresques, sans doute pour commémorer la participation d'un contingent venu de l'Angoumois à la retentissante victoire remportée sur les sarrasins en 1163 à La Bocquée, devant le krak des Chevaliers.
Longtemps recouvertes d'un badigeon, les fresques, naïves et fortes, montrent les frères « armés de fer et de foi » au sommet de leur gloire. Ici. plus de bûchers, de délires ésotériques, ni d'effet d'aubaine commerciale : surgissant d'une cité mystique crénelée, les chevaliers du Christ, casque à nasal sur le visage, gonfanon baucent au vent, partent fièrement au combat. Et, sans crainte du temps qui efface l'ocre des fresques, mettent pour l'éternité en déroute la cohorte des ennemis de Dieu. Commanderie d'Arville : Route des Templiers, Arville (Loir-et-Cher). Rens. au 02.54.80.75.41, et commanderiearville.com. Larzac templier et hospitalier (Aveyron) : Cinq sites fortifiés: La Cavalerie, La Couvertoirade, Sainte-Eulalie-de-Cernon, Viala-du-Pas-de-Jaux, Saint-Jean-d'Alcas. Renseignements au conservatoire Larzac templier et hospitalier, à Millau. Rens. au 05.65.59.12.22 et http:// www.conservatoire-larzac.fr