Godelive

Godelive

L'étoffe d'une sainte

Dans une typologie de la sainteté, la fille d'Heinfridus, chevalier boulonnais, prendrait place parmi les martyrs. Godelive est une mal mariée, la victime d'un mauvais mariage. Les hagiographes ont proclamé cela très haut, leur intention étant, entre autres choses, de faire ressortir, en négatif. ce que doit être le mariage pour être bon.
Le mot virgo est appliqué à Godelive une seule fois, pour qualifier son état avant que ses parents ne la donnent à un mari. Son destin, comme celui de toutes les filles, était d'être mariée au sortir de la pueritia. Cette vierge était dévote, comme toutes les saintes le sont dans leur enfance. Recherchée pourtant par une meute de prétendants. L'un de ces juvenes, Bertolf, était « puissant », de « race insigne selon la chair », officier du comte de Flandre dans le pays de Bruges. Ce fut lui qui l'emporta. Non que Godelive l'ait elle-même choisi. Elle n'avait pas la parole. Le galant d'ailleurs ne lui parla pas, mais à ses parents, les maîtres, qui la lui donnèrent. L'accord était faussé pour deux raisons : Bertolf, d'abord, avait agi de sa seule « volonté ». Sa mère devait lui reprocher de n'avoir pas pris conseil d'elle-même ni de son père, et ces reproches portèrent: le bon mariage n'est pas affaire d'individu mais de famille ; s'il n'est pas orphelin de père, le garçon doit, lui aussi, s'en remettre à ses parents. Second vice : le père et la mère de Godelive « préfèrent Bertolf à cause de sa dos » : il était plus riche. Mariage d'argent, mauvais mariage c'est la sagesse populaire que l'on entend ici s'exprimer.
Après les accordailles, Bertolf emmena Godelive chez lui, c'est-à-dire chez sa mère. Peut-être répudiée, celle-ci vivait loin de son mari, hébergeant son fils ou bien hébergée par lui ; celui-ci en tout cas pouvait prendre femme : dans la maison, le lit matrimonial était vacant. L'Ennemi brusquement frappa l'esprit du nouveau marié il prit sa femme « en haine ». On pense naturellement au cas de Philippe Auguste devant Ingeborge : non point le fiasco (la reine de France s'en défendit âprement), mais une immédiate répulsion. Bertolf fut fortifié dans cette attitude par le discours que lui tint, à l'arrivée, sa mère. Cette femme, en même temps qu'elle rabrouait son fils pour ne pas l'avoir consultée, le railla d'avoir ainsi choisi : la fille qu'il ramenait était étrangère, elle était de surcroît noiraude : « II n'y avait donc pas assez de corneilles ici, que tu ailles en dénicher in alia patria. » Bertolf alors s'effaça, refusant de prendre part au cérémonial des noces : ce fut une femme, sa mère, qui tint le rôle de l'époux.
L'union acheva de se corrompre dans les temps qui suivirent les cérémonies nuptiales.
A peine revenu, Bertolf repartit, alla loger cette fois chez son père. Au foyer conjugal sa femme demeura, abandonnée. Godelive remplit au mieux son rôle, tint la maison, gouverna les domestiques. Une solitude plus pesante la nuit : alors elle priait ; le jour, elle filait et tissait. Elle occupait le temps à la manière des moniales, attentive à vaincre par le travail et l'oraison l'oisiveté ennemie de l'âme.

La passion de Godelive

Si pervers, le lien ne fut pourtant pas dénoué. Bertolf cherchait à se débarrasser de sa femme. De fait, on projeta seulement de « honnir » (deturpare) la jeune mariée. Plus précisémment, selon les paroles de Bertolf, de « lui retirer sa couleur ». On la mit au pain et à l'eau tandis que les serviteurs se goinfraient.
Godelive ne dépérit pas trop : complaisantes, des voisines, des femmes de sa parenté la ravitaillaient en cachette. Toutefois, fatiguée de tant d'injures, elle s'enfuit. C'est ce que l'on attendait d'elle : quitter la maison était une faute et cette faute devait la perdre. Affamée, nu-pieds, Godelive s'achemina vers le pays natal. Non point seule, avec un compagnon : car les femmes qui ne sont pas dévergondées ne vont point par les chemins sans escorte. Elle réclama justice, mais auprès de son père : il ne sied pas en effet à la femme, toujours mineure, de défendre elle-même ses droits: elle les délègue à un homme ; si ce n'est son mari ou son fils, c'est un mâle de son lignage. Heinfridus l'accueillit, décida de se plaindre au seigneur du mauvais époux, le comte de Flandre, dont Bertolf était le ministérial.
L'évêque de Tournai jugea que Bertolf devait reprendre son épouse. Pas d'adultère en effet, aucune référence à l'impuissance du mari, aucun doute sur la consommation du mariage. Conformément aux normes énoncées dans les collections canoniques, on ne pouvait prononcer le divorce. II convenait, en ce cas, de réconcilier les époux, de les remettre ensemble. Bertolf se soumit mais à contrecoeur, et, dans sa haine, son dégoût, ne vit plus qu'une issue, le crime.
Commence ici la passion de Godelive. Passion, patience, et lente progression spirituelle. L'épouse n'est plus brimée dans son corps. Bertolf a promis de ne plus la maltraiter. Mais elle demeure abandonnée, même de son père. Privée d'homme. Les « amis», les parents du mari, s'en offusquent. Ils le critiquent - Godelive, en excellente partenaire de « l'association conjugale », « défend que l'on médise de son homme ». Ils la plaignent, notamment d'être privée des « plaisirs du corps » elle répond : « Je me moque de ce qui réjouit le corps. » Constance joyeuse, et peu à peu l'épouse exemplaire en vient à professer le mépris du monde. Les paroles du Magnificat s'insinuent dans les propos qu'elle tient, notamment aux religieux de Saint-Winock qui viennent alors la visiter, qu'elle édifie, leur montrant, elle faible femme, l'exemple de la continence et de la soumission.
Bertolf a préparé son coup. Il s'est abouché avec deux de ses serfs, prenant conseil de ces ignobles, ce qui est encore perversion. Un soir, avant le coucher du soleil, Godelive le voit revenir vers elle. Stupéfiée. Il sourit, il la prend dans ses bras, lui donne un baiser, la fait asseoir à ses côtés sur le même coussin. L'homme attire à lui sa femme. Craintive, elle s'écarte d'abord, puis s'abandonne, obéissante et disposée à rendre, quand le maître l'exige, tous les devoirs de conjugalité. De tout près, Bertolf l'enjôle « Tu n'as pas l'habitude de ma présence, ni d'être réjouie par les doux propos et par la volupté partagée de la chair [...] » Il ne sait comment son esprit s'est disjoint ; c'est le Malin, croit-il. Mais « je vais mettre une vraie fin au divorce de l'esprit, te traiter en chère épouse et, quittant peu à peu la haine, ramener à l'unité nos esprits et nos corps [...] j'ai trouvé une femme qui se fait fort de nous conjoindre par ferme amour, de nous faire nous aimer continûment et plus que sur terre se sont jamais chéris des conjoints ». Les deux serfs la conduiront à cette charmeuse. Alors Godelive « Je suis la servante du Seigneur. Je me fie à lui. Si cela peut se faire sans crime, j'accepte. »
Si l'on en croit le P. Coens, éditeur de la version ancienne, la scène se serait passée le 30 juillet 1070 : le 17, le comte Baudoin est mort et ses sujets se sont partagés : les gens de Flandre maritime (du côté de Bertolf) ont pris parti pour Robert le Frison, ceux du Boulonnais (du côté de Godelive), pour la veuve. Un grand trouble. Le moment est parfait pour agir. La nuit venue, les deux serviteurs viennent prendre la dame. Ils l'escortent. Parodie du cortège nuptial, basculant vers le maléfique, dans le silence, au coeur de la nuit, ils la conduisent vers une femme, pire que n'était la belle-mère et véritablement sorcière. Godelive est étranglée, plongée dans l'eau comme pour un nouveau baptême, sacralisant cette eau, la rendant merveilleuse. Elle est enfin rapportée dans son lit, rhabillée.
Au matin ses gens la trouvent, apparemment intacte. Aussitôt cependant les premiers doutes : le soupçon, murmuré seulement, parce qu'il naît parmi les plus pauvres. Aussitôt aussi le miracle : la multiplication des pains pour le repas funéraire, en faveur encore des pauvres. Aussitôt enfin le culte : l'eau qui guérit - toujours les pauvres - et les pierres devenant des gemmes.
Quelque temps plus tard, à l'occasion d'une réconciliation des grands de Flandre ménagée par le Flamand saint Arnoulf, le comte, menant alors l'enquête sur les meurtres commis dans le pays de Bruges, et l'évêque, fondant alors l'abbaye d'Oudenbourg, s'accordèrent pour neutraliser cette dévotion, pour l'employer à étayer l'ordre établi. C'est ainsi qu'une vie de sainte se substitua à l'histoire touchante d'une mal aimée.

G. DUBY


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