Quand la mélancolie était un péché

Quand la mélancolie était un péché

Par Carla Casagrande, Professeur à l'université de Pavie

(Traduit de l'italien par Silvia Bonucci.)

Cet article a été publié dans L'Histoire n° 285, mars 2004.

Dès les débuts du christianisme, les moines ont été confrontés à la mélancolie.
Un mal qui les saisissait de dégoût devant leur existence.
Une forme de tristesse et de dépression nerveuse dans laquelle ils ont identifié un péché.

Une étrange inquiétude menaçait la sérénité des premiers moines chrétiens, qui, entre le II et le IVe siècle, en Égypte et en Palestine, avaient choisi de se réfugier dans le désert pour vivre plus intensément, dans la solitude ou en petites communautés, leur idéal de perfection spirituelle. Ces hommes étaient parfois en proie à un malaise qui les rendait à la fois inquiets, insatisfaits, tristes et fatigués.
Un syndrome d'anxiété et de dépression, dirait-on aujourd'hui, qui pouvait prendre différentes formes : irritation vis-à-vis des confrères et de la vie monastique, manque de concentration dans la lecture et la prière, grande fatigue, faim et sommeil soudains, envie de nouveauté, désir incontrôlable d'être ailleurs.
Ce mal de vivre est d'autant plus surprenant qu'il touchait des hommes qui avaient tout fait pour assurer leur tranquillité spirituelle : séparés du monde, privés de tous leurs biens, voués à la chasteté et à l'abstinence alimentaire, occupés à prier ou à travailler, les moines étaient protégés de toutes les tentations.

Enguerrand Quarton (XVe), damné acédique aux enfers
Tristesse, mais aussi ennui, langueur, somnolence, paresse. L'acédie est un péché capital. Ce damné aux Enfers est un acédique. Il est représenté couché sur un lit, qui symbolise la passivité du mélancolique. Détail d'une peinture d'Enguerrand Quarton (XVe siècle).

Le danger était intérieur : leur âme, incapable de supporter la solitude et la monotonie de la vie monastique, sombrait dans la tristesse, voire le désespoir. Les moines du désert traquèrent cette menace insidieuse et impalpable capable de les détourner, parfois définitivement, du chemin de la perfection. Ils décrivirent le phénomène dans ses moindres manifestations, en analysant les causes, et lui donnèrent un nom: l'" acédie" (à partir d'un terme grec qui signifie à la fois "négligence" et "indifférence ").
C'est un moine nommé Évagre le Pontique, ayant vécu à Byzance, Jérusalem et enfin dans le désert égyptien, qui définit le premier l'acédie, à la fin du IVe siècle. Il en a laissé une description saisissante : " Le démon de l'acédie, qui est appelé aussi "démon du midi", est le plus pesant de tous les démons; il attaque le moine vers la quatrième heure [10 heures] et assiège son âme jusqu'à la huitième heure [14 heures]. D'abord, il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir; ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite, il le force à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s 'il est loin de la neuvième heure. […]
" En outre, il lui inspire de l'aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel, et, de plus, l'idée que la charité a disparu chez les frères, qu'il n'a personne pour le consoler […] Il joint à cela le souvenir de ses proches et de son existence d'autrefois, il lui représente combien est longue la durée de la vie, mettant devant ses yeux les fatigues de l'ascèse; et, comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade "
Dans la première moitié du Ve siècle, Jean Cassien - un moine dont les oeuvres, les Institutions cénobitiques et les Conférences, reprennent les idées d'Évagre et tirent les conséquences de l'expérience des moines du désert - importe la notion dans les monastères d'Occident. Dans le sillage d'Évagre, Cassien définit l'acédie comme une " irritation et une anxiété du coeur "; il la range parmi les péchés capitaux, à savoir les principales tentations que le moine doit vaincre pour atteindre la perfection. Enfant d'un autre péché capital, la tristesse, cet abattement du coeur qui frappe ceux qui se trouvent en proie à la passion et empêche la contemplation, l'acédie est à son tour la mère de nombreux péchés: l'oisiveté, la somnolence, la morosité, l'anxiété, le vagabondage, l'instabilité du corps et de la pensée, la verbosité, la curiosité. A toutes ces dérives, Cassien oppose quelques remèdes : la force, la patience, la persévérance et le travail manuel.
Occupé par la lecture, la prière, la contemplation, le travail, le moine laborieux ne connaît pas, lui, de moments d'oisiveté ni d'anxiété; il n'a ni le temps ni les moyens de prêter attention aux bruits du monde, de regretter ce qu'il a laissé, de désirer ce qu'il ne peut avoir.

Moine possédé par le démon (fresque du 1505)
Un moine possédé par le démon (fresque de 1505). Le " démon de midi " insuffle l'esprit d'acédie autour de midi.

Pendant des siècles, les moines ont lu et médité les pages de Cassien sur l'acédie et y ont reconnu tous les symptômes de rejet de la vie monastique dont même les meilleurs d'entre eux étaient parfois victimes. Avec son aide, ils ont appris à la combattre et même à la prévenir.
Pierre Damien, moine ermite qui a vécu, lui, en Italie centrale au XIe siècle (1007-1072), insiste sur certaines manifestations du mal. Frappé par la somnolence qui atteint les moines durant la lecture, il décrit l'inévitable lourdeur des paupières à laquelle même un saint de grand tempérament tel que saint Romuald ne pouvait résister lorsque, tout jeune, il apprenait par coeur les Psaumes. Face à cette rébellion du corps contre les contraintes de la vie monacale, il ne faut pas céder mais au contraire augmenter les veilles, les prières, les jeûnes. Le moine laborieux doit se souvenir qu'il n'est d'autre repos que le repos éternel; puisque les heures du matin sont celles où l'acédie se manifeste le plus fréquemment, il faut les occuper par la prière.
Contre l'acédie, les grands moines du Moyen Age ont donc mis au point une véritable stratégie ascétique. Le remède conçu par saint Rodolphe est exemplaire. D'après le récit de Pierre Damien, le saint, pour lutter contre la tentation du sommeil, se suspendait par les bras à des cordes fixées au plafond de sa cellule et se balançait en récitant les Psaumes.
A d'autres, l'acédie, plus que comme une faiblesse du corps, apparaissait comme une maladie de l'âme. Ce n'était plus alors le corps qui se refusait à suivre l'âme dans son difficile chemin vers la perfection, mais l'âme elle-même qui se révélait incapable de persévérance. L'acédie devenait torpeur, ennui, langueur, amertume, diminution graduelle de l'ardeur spirituelle (tepiditas), désespoir. Au XIIe siècle, le chartreux Adam Scot décrit ainsi une sorte d'anesthésie progressive et angoissante de 1'âme qui se dessèche à tel point qu'elle ne peut plus avoir recours au pouvoir consolateur et purificateur des larmes.
C'est alors que l'acédie, entendue essentiellement comme une affection de l'âme, tend à se confondre et à s'identifier avec le vice qui, selon Évagre et Cassien, la produisait, à savoir la tristesse. Dans la littérature monastique du XIIe siècle, les deux termes sont souvent équivalents. Dans les sommes théologiques élaborées dans les écoles urbaines du XIIe siècle, puis dans les universités du XIIIe siècle, l'identification entre acédie et tristesse est un fait acquis. Au début du XIIe siècle, Hugues de Saint-Victor définit l'acédie comme une " tristesse née de la confusion de l'esprit, de l'ennui et de l'amertume immodérée de l'âme ".
Au XIIIe siècle, saint Thomas d'Aquin considère l'acédie comme une forme particulière de la tristesse causée par le refus du bien spirituel. Elle naît lorsque la chair l'emporte sur l'esprit. Ceux qui en sont victimes, écrit saint Thomas, fuient tout ce qui peut procurer du bien à leur âme, de la même manière que les malades refusent la nourriture et ne s'alimentent que sous la contrainte. Aucune allusion ici aux possibles causes physiologiques de la tristesse, en particulier à un excès de l'humeur mélancolique, la bile noire dont les médecins ont décrit les effets. Pour saint Thomas comme pour les autres théologiens de son temps, l'acédie est d'abord un vice de l'âme, qui peut tout au plus être favorisé, mais jamais déterminé, par des causes corporelles. Le corps, ici, ne joue plus qu'un rôle secondaire.
C'est à cette époque, au XIIIe siècle, que l'acédie cesse d'être un vice exclusivement monastique. Les hommes d'Église, qui mènent alors un effort d'évangélisation d'une ampleur inédite, s'appuient notamment sur la condamnation des sept péchés capitaux pour gouverner l'ensemble des comportements moraux des laïcs. Dans les recueils de sermons, les manuels de confession, les traités des vices et des vertus, c'est-à-dire dans les textes écrits pour les prêcheurs et les confesseurs, le péché d'acédie est toujours cité. Mais il change de contenu.

La Paresse, détail des 7 péchés capitaux de Bosch
A la fin du Moyen Age, on confond de plus en plus le péché d'acédie avec celui de la paresse (détail des sept péchés capitaux de Bosch).

Dans la célèbre Somme des vertus et des vices, composée par le dominicain Guillaume Peyraud avant 1250, les manifestations de l'acédie chez les laïcs ne sont autres que les différentes formes de la paresse : l'incapacité à supporter un lourd travail, la somnolence, la négligence, le manque de persévérance, la diminution progressive de l'efficacité de ceux qui travaillent toujours moins et toujours moins bien jusqu'à devenir inactifs, le laisser- aller de ceux qui ne s'inquiètent pas de protéger leurs biens, l'indolence de ceux qui préfèrent rester dans la misère plutôt que de se fatiguer, la temporisation et la lenteur, deux péchés très graves puisqu'ils impliquent la dispersion de l'un des biens les plus pré cieux que Dieu ait accordé à l'homme, le temps. Cette paresse si soigneusement décrite est d'abord un manque de ferveur dans l'accomplissement des devoirs religieux. Dans les manuels de confession, au chapitre consacré à l'acédie, le prêtre demande au pénitent s'il s'est confessé, s'il est allé à la messe le dimanche, si durant la messe il ne s'est pas ennuyé ou, ce qui est pire, s'il ne s'est pas endormi, s'il a versé son obole, s'il a prié et s'il l'a fait avec joie. Tout comme pour les moines, pour les laïcs l'acédie se traduit surtout par un amour insuffisant pour le bien spirituel et pour Dieu.
Toutefois, avec le temps, l'accusation de paresse s'étend à tous les aspects de la vie sociale et économique : le travail, la famille, la participation à la vie publique. Au XIVe siècle, dans un manuel destiné aux prêcheurs, le Fasciculus morum (" fascicule des moeurs "), on propose comme remède contre l'acédie une " sainte occupation " consistant non seulement à accomplir ses devoirs religieux, mais aussi à " labourer, semer, moissonner, faire la bière, cuire la nourriture, couper et coudre des vêtements, construire des maisons". Si ces activités sont nécessaires, ce n'est plus seulement parce qu'elles garantissent la survie, mais aussi parce que, à travers elles, les hommes respectent la loi du labeur qui gouverne tout l'univers. Ils occupent utilement le bref laps de temps que Dieu leur a accordé en évitant les dangers d'une vie oisive l'ennui, l'anxiété, l'insatisfaction de soi et l'intolérance vis-à-vis des autres.
C'est ainsi que, vers la fin du Moyen Age, l'acédie, sous la forme de la paresse, est devenue non seulement un péché envers Dieu, mais également un péché envers la société des hommes.
Toutefois, si l'acédie, une fois sortie du monastère, est le plus souvent assimilée à la paresse (dans les textes médiévaux en langue vulgaire, acedia est souvent traduit par "paresse "), l'acédie au sens de tristesse et d'abattement de l'âme ne disparaît pas pour autant.
Elle est ce malaise des intellectuels et des artistes qui prendra ensuite le nom de "mélancolie ". Dans un de ses textes, le Secretum, sorte d'analyse introspective des maladies de l'âme, Pétrarque (1304-1374) parle de l'acédie comme d'un mal qui l'envahit lorsqu'il se sent entouré " de toutes les misères de la condition humaine, à savoir de la mémoire des tourments passés et de la peur des tourments à venir ".
Ce sentiment naît " de la haine et du mépris de la condition humaine ", qui le " tourmente des jours et des nuits durant " en rendant sa journée " dénuée de lumière et de vie tout à fait semblable à une nuit infernale et à une mort très cruelle ". C'est un état dans lequel il se nourrit de larmes et de douleur, mais duquel, à cause d'une volupté funeste, il ne parvient à se détacher qu'à contrecoeur.
Ainsi, à l'aube de la modernité, l'acédie de l'homme de lettres italien raffiné n'est plus le péché de celui qui perd sa ferveur religieuse, mais de celui qui perd tout intérêt pour la vie. Un péché non plus envers Dieu, mais envers soi.


L'AUTEUR : Professeur à l'université de Pavie (Italie), Carla Casagrande a publié, en collaboration avec Silvana Vecchio, une Histoire des péchés capitaux au Moyen Age (Aubier, 2003).

NOTE 1 : Évagre le Pontique, Traité pratique ou Le moine, II, 12, éd. et trad. Antoine et Claire Guillaumont, Paris, Le Cerf, 1971.

POUR EN SAVOIR PLUS
C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, Paris, Aubier, 2003.
E A. EHRENBERG, La Fatigue d'être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.
G. MINOIS, Histoire du mal de vivre. De la mélancolie à la dépression, Paris, La Martinière, 2003.
E. ROUDINESCO, "Mélancolie ", Dictionnaire de la psychanalyse. Paris, Fayard, 1997, nouvelle éd. 2000 ; Pourquoi la psychanalyse ?, Paris, Fayard, 1999.
S. WENZEL, The Sin of Sloth: "Acedia " in Medieval Thought and Literature, The University of North California Press, 1974.


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