Nominoé (ou Noménoé) occupe une place de choix dans la mémoire collective des Bretons. Archétype du combattant luttant pour la liberté et l'unité de sa terre, Nominoé sut, par la ruse et le courage, imposer au Carolingien Charles le Chauve la reconnaissance d'un duché breton indépendant.
Située aux confins de l'empire carolingien, dont elle est séparée par une marche (zone militaire comprenant les régions de Renne, de Nantes et du Vannetais oriental) créée par Pépin le Bref en 753, la Bretagne (ou Armorique) fut l'objet de trois tentatives de conquête (786, 799, 811) de la part de Charlemagne qui visait d'en faire un État tributaire. Mais le caractère indépendant des Bretons fit échouer cette politique d'annexion. À la mort de l'empereur, son fils Louis le Pieux (814-840) tenta une nouvelle fois d'imposer la domination franque aux Bretons et de leur faire, payer tribut. Cette prétention déclencha une série de révoltes conduites par Morvan (818), puis par Guiomarch (822 et 824). L'assassinat de ce dernier mit fin à la lutte et sembla conforter le pouvoir franc. Toutefois, Louis se rendait compte du caractère précaire de la paix et de la soumission bretonne. Aussi opta-t-il pour la voie diplomatique en décidant de s'appuyer sur un puissant prince local : en échange d'un serment de fidélité, celui-ci recevrait de larges pouvoirs lui permettant de gouverner le pays au nom de l'empereur, espérant ainsi faire entrer la région insoumise dans la mouvance impériale. Son choix se porta sur Nominoé (fin du VIIIe siècle-851) appartenant à l'une des plus grandes familles de Bretagne, sans doute originaire du Poher (Cornouaille), issue, selon certains auteurs, de Conan Mériadech, le premier « roi » législateur d'Armorique. Nominoé s'était fait remarqué très tôt par son zèle à servir la politique impériale en Bretagne, ce qui lui valut le titre de comte de Vannes décerné par Charlemagne.
En 831, Nominoé jure fidélité à Louis et reçoit en échange les titres de missus imperatoris (envoyé de l'empereur) et de dux in Britannia (chef en Bretagne). Sans le vouloir, Louis servait l'ambition de Nominoé qui est l'indépendance, sous son autorité, des terres bretonnes. Aussi, fort de ses pouvoirs, le chef breton va en user pour réunir son peuple et asseoir sa domination grâce à un réseau influent de parents et d'amis. Il établit son pouvoir au castel de Coét-Louh, non loin de Vannes, où, entouré de son épouse Argantaél et de ses trois fils, Érispoé, Urféan et Pasten-Thane, sans oublier Salomon, le fils de son frère aîné décédé, Nominoé installe une cour et une administration inspirées de celles de l'Empire. Partout, il imposa son autorité, élimina les opposants, assura la paix et la prospérité, et, avec l'aide de l'abbé Kowoyon, fondateur de l'abbaye de Redon, favorisa la colonisation bretonne de la région, sise entre la Vilaine et le golfe du Morbihan, zone fluctuante ouverte aux invasions franques. Il repousse les raids vikings qui s'abattent sur les côtes de Bretagne, ce qui accroît encore son prestige.
Nominoé le rebelle
À la mort de Louis (840), l'empire carolingien, miné depuis des années par des luttes intestines, se disloque. Ses fils se partagent l'héritage : Lothaire ler prend le titre d'empereur, mais doit partager avec ses frères Louis le Germanique et Charles le Chauve. À ce dernier revient la Francia occidentalis (la future France), à laquelle est attribuée la suzeraineté sur la Bretagne. Se considérant délié de toute allégeance envers l'Empire, Nominoé se proclame alors souverain légitime de Bretagne. Il annule les anciennes ordonnances et destitue les officiers francs. Il chasse les Francs au-delà de la Mayenne et de la Loire, fait occuper les villes et châteaux, et, avec l'aide du comte Lambert, s'assure de Nantes. Ulcéré, Charles menace les Bretons de représailles, auxquelles Nominoé répond « qu'une servitude imposée par la violence et la force des armes ne se peut détruire que par la force armée». Afin de contenir le Breton, Charles nomme à la tête du comté de Nantes Renaud d'Herbauge, nomination qui apparaît comme un défi aux yeux de Nominoé. L'affrontement devient inévitable. En mai 843, Renaud est battu par le Breton à Messac, au nord-est de Redon. Nominoé passe ensuite la Loire et ravage les villes et sanctuaires francs, comme celui de Saint-Florent-le-Vieil. En 844, il pille et brûle Le Mans. Charles décide d'en finir avec la rébellion bretonne. En 845, à la tête d'une armée de Francs et de Saxons, il pénètre en Bretagne. La bataille décisive se déroule à Ballon (novembre), près de Redon. Après trois jours de combats, les Francs cèdent et Charles prend la fuite. Résigné, il signe en 846 le traité qui reconnaît l'indépendance de la Bretagne. Nominoé est maître de l'Armorique.
Nominoé, le pape et la réorganisation de l'Église bretonne
Victorieux, Nominoé est souverain de fait. Il désire plus : l'onction sacrée et la bénédiction papale qui légitimeraient son pouvoir. Sans cette bénédiction, jamais les évêques de Bretagne, qui dépendent de l'évêque métropolitain de Tours, fief du roi Charles, ne reconnaîtront sa souveraineté. De plus, il a appris que les évêques de Vannes, Dol, Quimper et Léon (Susannus, Félix, Libéralis et Salacon) se sont rendus coupables de crime de simonie (trafic de biens spirituels) et entend porter l'affaire devant le pape afin d'en obtenir la déposition des prélats, le débarrassant ainsi de ces évêques à la solde des Francs. Aussi, pour cette double mission, Nominoé charge Kowoyon d'aller à Rome afin d'obtenir une audience du pape Léon IV. Mais l'entrevue ne donne pas les résultats escomptés. Pour la légitimation du chef breton, le pape, qui ne veut pas s'aliéner le roi Charles, donne une réponse claire : « Nous n'avons jamais entendu dire que du temps de ses prédécesseurs, la petite Bretagne eût eu des rois [...]. Toujours et jusqu'à présent, la Bretagne a été soumise à la Francia, il ne convient pas à l'Église de porter atteinte à un prince aussi illustre que l'héritier et petit-fils de Charlemagne [...].» Le pape se contenta de reconnaître le titre de duc décerné autrefois à Nominoé par Louis le Pieux et à remettre à l'abbé un cercle d'or, emblème de cette dignité, que le duc pourra ceindre les jours de fête. En ce qui concerne l'affaire de simonie, le pape désire temporiser, évitant ainsi d'intervenir dans une querelle où l'honneur du clergé franc est en jeu. Il promet de réunir un tribunal écclésiastique... L'attitude prudente de Léon IV va donner à Nominoé la liberté totale d'agir à sa guise en Bretagne. Il en profita pour épurer et réorganiser l'Église bretonne. En 848, il convoqua à Coët-Louh une assemblée chargée de juger les évêques simoniaques, qui sont démis de leurs charges et remplacés par des prélats bretons. Sur sa lancée, il crée deux nouveaux sièges épiscopaux (Tréguier et Saint-Brieuc) et érige Dol en métropole, émancipant ainsi l'Église de Bretagne.
Le « couronnement » de Nominoé et la reprise de la guerre
C'est à Dol que Nominoé se serait fait « abusivement sacrer roi » : l'archevêque Festinien l'aurait oint avec un saint chrême (huile et baume) et lui aurait remis les insignes du pouvoir régalien, notamment une couronne fermée, une couronne royale. En fait, ce « sacre » est contesté par beaucoup d'historiens qui y voient, plus justement, une simple « légitimation sacrée » donnée par un prélat complaisant. Et ce fut sans doute le cercle d'or donné par le pape que l'archevêque déposa sur le chef de Nominoé. Cet évènement indigna le pouvoir impérial et la papauté. Outré par cette « usurpation », le pape envoya une protestation, dont Nominoé ne tint aucun compte. Maintenant, il se considère « roi », possédant un parlement, une chancellerie, une monnaie frappée à son effigie, et se sent suffisamment fort pour entreprendre une politique expansionniste. Sachant Charles occupé en Aquitaine, il s'empare, en 850, de la marche de Bretagne, donnant au duché ses limites que l'histoire devait consacrer. Ses fils reçurent des titres importants : Urféan devint comte de Rennes, Pasten-Thane, comte de Vannes, tandis que l'aîné, Érispoé, fut reconnu successeur légitime de Nominoé. En 851, le duc poursuit son avance vers l'est et ravage l'Anjou et le Maine. Revenu à marche forcée, Charles réunit un concile d'évêques pour faire condamner le duc breton. Le concile lui adresse alors une sévère lettre d'admonestation : « Le seigneur a permis par un secret jugement que vous eussiez le gouvernement d'une nation, mais comment vous êtes-vous acquitté de vos devoirs ? Vous avez porté la désolation partout. Les temples n'ont pas échappé à votre fureur! Vous avez fait un nombre prodigieux d'innocentes victimes ! Vous avez commis le viol, le sacrilège et
l'incendie ! Vous avez chassé des évêques légitimes, mis à leur place des mercenaires, des voleurs et des larrons, et renversé tout l'ordre de l'Église ! Vous êtes un impie ! Nous vous excommunions !» En guise de réponse, le terrible Nominoé envahit le haut Maine et menace directement Le Mans. Devant son avance foudroyante, les Francs s'enfuient « comme des lièvres ». En mars 851, il pille le Vendômois et se dirige sur Vendôme. Il n'ira pas plus loin : « C'est alors, dit un chroniqueur, comme une partie de son armée commençait à gaster cette grande plaine de Beausse, qu'il devint soudain infirme, et par gravité de douleur, finit en peu de jours sa vie [...].» Une légende, forgée par les Francs, prétendit que saint Maurille, patron d'Angers, était apparu à Nominoé et l'aurait assommé d'un coup de crosse ! À sa mort, le duc laissait une Bretagne unifiée et agrandie : le duché atteint alors les frontières qui seront celles de la province jusqu'en 1789. Mais sa disparition ne met pas fin aux ambitions territoriales des Carolingiens. Profitant de la situation, Charles envahit une nouvelle fois la Bretagne, mais se heurte à l'armée d'Érispoé (851-857), le nouveau souverain, au Grand-Fougeray (août 851), à l'est de Redon, bien décidé à préserver l'oeuvre de son père. Battu, le roi de Francie dut négocier avec Érispoé, auquel il reconnut, par le traité d'Angers (851), le titre de roi, ainsi que la possession des pays de Rennes, Nantes et Retz. En échange, Érispoé se reconnaissait le fidèle de Charles. Une nouvelle période s'ouvrait pour la Bretagne.