Frédégonde et Brunehaut

Que savons-nous sur Frédégonde et Brunehaut ?

par Juliette Benzoni


Tiré de L'Histoire pour tous N°40, Août 1963

Au moment où Clotaire Ier mourait à Compiègne, en 561, après un règne sanglant de cinquante années, il réussi à réunir entre ses seules mains le royaume de son père, Clovis, partagé à la mort de celui-ci entre ses fils. Clotaire était un homme qui savait ce qu'il voulait et ne reculait devant rien pour 1'obtenir. Il s'était fait une spécialité d'épouser les veuves de ses frères ou neveux, recueillant ainsi leurs successions sans coup férir. Pourtant, quand mourut son troisième frère, Childebert, Clotaire à son grand regret ne put épouser sa veuve. Aussi, à défaut de mettre Ultrogothe dans son lit où la place manquait, la mit-il tout bonnement en prison. Puis il s'empara de l'héritage. Le vieux royaume franc, avec la Neustrie et l'Austrasie, lui appartenait.
Malheureusement, à la mort de Clotaire, tout fut à recommencer parce que lui aussi avait quatre fils : Charibert, Gontran, Sigebert et Chilpéric. Il en avait même six, mais Gondovald, jugé inapte et tondu à ras, soupirait dans un monastère. Quant à Chramm qui avait osé se révolter contre son père, Clotaire l'avait enfermé dans une cabane avec toute sa famille et y avait mis le feu. On repartagea donc le royaume, avec un grand souci de variété ; Charibert eut Paris et tout l'Ouest de la Gaule jusqu'aux Pyrénées, Gontran Orléans et 1'ancien royaume burgonde, Sigebert Metz avec l'Austrasie, enfin Chilpéric se contenta de la Neusrie avec Soissons. Ce n'était pas la plus grosse part mais, comme il était un peu bâtard, personne ne s'en étonna, pas même lui

Un beau mariage


La paix régnait approximativement entre les frères couronnés quand une femme survint. Et tout se mit à aller mal.
En 566, Sigebert, qui résidait à Metz entreprit de se marier. Il demanda et obtint la main de Brunehaut la plus jeune fille du roi Wisigoth Athanagild. C'était un très beau mariage. La princesse était non seulement fort belle, mais fort riche. Les ambassadeurs envoyés à Tolède pour l'escorter ramenèrent, en dot, de nombreux chariots chargés d'or, de pierreries et d'une foule d'objets précieux. La cérémonie eut lieu à Metz avec un éclat extraordinaire sous l'oeil attentif d'un ami personnel de Sigebert, un jeune diacre auvergnat de bonne famille gallo-romaine qui se nommait Grégoire mais n'était pas encore de Tours. Il savait pourtant déjà se servir de ses yeux et ce reporter avant la lettre a décrit avec enthousiasme la beauté de la fiancée, la clarté de son teint et la grâce de sa personne. De son côté, Sigebert était un homme de belle apparence, relativement cultivé et de moeurs convenables pour l'époque. Il n'hésita pas à se débarrasser, avant son mariage de sa douzaine de concubines et s'éprit vraiment de Brunehaut.
Tout différent était Chilpéric, sou frère, ou plutôt son demi-frère, car ils n'étaient pas de la même mère. Le roi de Soissons recouvrait. d'un léger vernis romain un solide fond de sauvagerie et des moeurs de satrape. Il posait au bel esprit, faisait des vers, très mauvais si l'on en croit Grégoire de Tours : « Les pauvres vers sont incapables de se tenir sur leurs pieds car, n'y comprenant rien, il a mis des syllabes longues pour des brèves et des brèves pour des longues. » Ces préoccupation littéraires et ce léger snobisme ne l'empêchaient pas de s'offrir de retentissantes beuveries et d'entretenir un véritâble harem. L'une de ces dames, qui toutes portaient le titre de reine, était tout de même légitimement épousée. Or, au moment du mariage de Sigebert, la reine en titre était une certaine Frédégonde.
C'était une fort belle créature, de bonne et pure race franque. Elle était née, vingt et un ans plus tôt, dans la région de Thérouanne et, entrée au palais de Soissons comme lite, ou servante, d'Audovère, l'épouse de Chilpéric, elle s'était juré de prendre un jour sa place. Son astuce naturelle lui en fournit 1'occasion. Après avoir donné trois fils à son époux, Audovère venait de mettre au monde une fille pendant qu'il guerroyait contre les Saxons. Or, au moment du baptême, la marraine choisie fit défaut. Frédégonde conseilla alors à la reine de tenir elle-même la petite Hildeswinthe sur les fonts baptismaux. C'était une perfidie, car, suivant la loi de l'Eglise, qu'Audovère ignorait être parrain ou marraine créait avec les parents de l'enfant des liens fraternels. Audovère étant marraine de sa fille, son mariage avec Chilpéric devenait un inceste. Mais, dans son innocence, la malheureuse suivit ce bon conseil.

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Chilpéric

Quand le roi revint de guerre, il trouva Frédégonde sur son chemin. Ce n'était pas la première fois. Déjà, avant de partir en campagne il avait ébauché une intrigue avec la belle servante et se montra enchanté de la revoir. Elle n'hésita pas à lui poser une question un peu directe : « Avec qui mon seigneur couchera-t-i1 cette nuit? La reine, ma maîtresse, est aujourd'hui ta commère et la marraine de ta fille Hildeswinthe ! »
« Eh bien, répondit Chilpéric avec bonne humeur, si je ne puis coucher avec elle, Je coucherai avec toi... »
Qui fut dit fut fait. Quelques jours plus tard, Chilpéric épousait Frédégonde tandis qu'Audovère prenait, en tant que veuve, le chemin d'un couvent du Mans. Elle emmenait avec elle sa fille nouvelle née.
Chilpéric se munirait enchanté de sa nouvelle épouse quand le mariage de Sigebert vint troubler cette satisfaction. Le roi de Soissons se jugea rabaissé et vaguement ridicule. Il se trouvait dans la situation d'un homme qui a épousé sa bonne. Sa jalousie s'éveilla en même temps que sa cupidité. La dot fabuleuse de la princesse wisigothe le faisait rêver au moins autant que son sang royal. Or, Athanagild avait une fille aînée, moins belle que Brunehaut mais tout aussi riche, qui se nommait Galeswinthe. Répudier Frédégonde devenue indésirable - et demander la main de Galeswinthe furent les premiers soins de Chilpéric. Mais, à Tolède, les choses n'allèrent pas toutes seules. La réputation du prétendant était si détestable que Galeswinthe éclata en sanglots lorsqu'elle apprit sa demande. Athanagild n'était guere enthousiaste. Les négociations traînèrent en longueur. On discuta dot et moralité. Chilpéric jura de se débarrasser de toutes ses femmes, mais le Wisigoth ne se décidait pas. Survint alors la mort de Charibert, le roi d'Aquitaine, dont les domaines furent partagés entre ses trois frères. Chilpéric, pour sa part, hérita la Normandie, le Maine, l'Anjou, le Limousin, le Quercy, Bordeaux, Toulouse, le Béarn, la Bigorre et le Comminges. Autrement dit, il devenait le voisin immédiat d'Athanagild qui, peu désireux de se créer des ennuis outre Pyrénées capitula enfin. Malgré ses supplications et son désespoir, Galeswinthe dut partir pour Rouen où Chilpéric, bouffi d'orgueil, l'attendait en visitant ses nouveaux domaines.

La mort de Galeswinthe


Après sa répudiation, Frédégonde était demeurée au palais royal. Avec une profonde astuce, elle avait demandé qu'on voulût bien lui épargner l'habituel refuge des reines qui ont cessé de plaire : le couvent. Elle préférait reprendre, tout simplement, son ancienne condition de lite. Pour qui connaissait son immense orgueil, c'était assez surprenant mais, en acceptant de redevenir servante, Frédégonde faisait preuve d'une grande intelligence et, surtout, d'une extrême psychologie. Elle connaissait à fond Chilpéric, savait qu'il se lassait vite, comme un enfant gâté, des plus beaux jouets. Elle ne se trompait pas. Au bout de quelques mois, le roi ne trouva plus guère de charme à la sage Galeswinthe. Et, puisqu'il avait mis la main sur les trésors de sa dot, la jeune femme avait perdu de son prestige. Néanmoins au lendemain de leurs épousailles, il lui avait remis, traditionnellement, en don du matin : Bordeaux, Cahors, Limoges, le Béarn et la Bigorre, en plus du brin de paille rituel. C'était un présent somptueux, mais Chilpéric n'entendait pas s'en dessaisir vraiment.
Il avait également, dans les premiers temps de leur vie commune, fait quelques efforts pour se montrer sous un jour agréable. Cela non plus ne dura pas. Chilpéric retourna bientôt à ses beuveries, à ses plaisirs sauvages dans lesquels les combats d'animaux et les femmes jouaient le principal rôle. C'était le moment qu'attendait Frédégonde. Elle sortit de 1'ombre où elle se tenait et n'eut aucune peine à reprendre toute son influence sur le roi. Elle redevint, non seulement sa maîtresse, mais la maîtresse toute puissante et le martyre de Gaieswinthe commença. Reléguée au second rang par l'insolente favorite elle se vit dépouillée peu à peu de ses parures de ses robes et de son rang. Ses plaintes ne furent pas entendues et, quand elle supplia son mari de la laisser retourner à Tolède, elle éveilla sa méfiance. Elle eut beau lui jurer qu'elle ne chercherait pas à tirer vengeance de sa conduite, qu'elle laisserait 1'énorme fortune apportée en dot, il ne la crut pas. Chilpéric pratiquait trop la perfidie et la trahison pour croire à la loyauté de quiconque. Frédégonde eut beau jeu à lui souffler de criminels conseils. i1 ne les écouta que trop. Pour calmer les craintes de Galeswinthe, il joua un moment le repentir et la tendresse mais, une nuit, un homme entra dans la chambre de la reine, au palais de Rouen, et l'étrangla pendant son sommeil. Il n'y avait pas un an qu'elle était mariée...

Une guerre fratricide


Les larmes du roi de Neustrie ne trompèrent personne et surtout pas Brunehaut qui, aussitôt, cria vengeance. La guerre entre Sigebert et Chilpéric semblait inévitable. Pourtant Gontran, roi de Burgondie tenta de l'empêcher en arbitrant le conflit. C'était un homme paisible qui avait la violence en horreur. Il était bon et simple, si candide, d''ailleurs, qu'il fut, selon Michelet, le comique de la famille. Cela lui valut en tous cas de passer pour saint après sa mort. En l'occurrence, Gontran rendit un jugement sage : Chilpéric devrait payer à Brunehaut le prix du sang et lui remettre le douaire de Galeswinthe. Le meurtrier fut bien obligé de s'exécuter mais, à peine les cinq provinces remises à Brunehaut, il ne rêva plus qu'au moyen de les récupérer. Ce prix du sang le rendait malade.
- Qu'à cela ne tienne, lui conseilla Frédégonde, tu n'as qu'à reprendre tes terres par la force.
Ainsi fut fait. En 573, le fils aîné de Chilpéric, Clovis, prit Tours mais échoua devant Poitiers. Il s'empara alors de Bordeaux mais dut bientôt battre en retraite vers Angers. Pendant ce temps, son frère, Théodebert, marchait sur Limoges. Sigebert n'hésita pas. Son armée se mit en marche aussitôt. Au surplus, si Chilpéric partait du principe qu'il avait payé trop cher la vie d'une femme aussi effacée que Galeswinthe, Brunehaut ne partageait aucunement sa façon de voir et considérait que le prix du sang était mince. Ce qu'elle voulait, c'étaient les têtes de Chilpéric et de sa Frédégonde. Entrainées par Sigebert, les hordes germaniques dévalèrent sur la Neustrie qu'elles balayèrent comme un raz de marée. Théodebert, fut tué en Charente. Des frontières de l'est à la Normandie, les troupes de Chilpéric furent écrasées, emportées par une force irrésistible. Bientôt, il ne resta plus à Frédégonde et son époux que Tournai dans laquelle ils coururent s'enfermer, mais où, bientôt, l'armée de Sigebert les assiégea.
Toute la Neustrie lui appartenant, Sigebert était venu installer Brunehaut à Paris, dans le vieux palais romain de la Cité, bâti jadis par l'empereur Julien. Là, Brunehaut, heureuse de savoir ses ennemis écrasés, mit au monde une fille puis s'installa tandis que Sigebert se rendait à Vitry-sur-Scarpe, à la limite des deux royaumes de Neustrie et d'Australie pour s'y faire proclamer roi des deux pays.
Cependant, dans Tournai assiégée, Frédégonde, elle aussi avait mis au monde un enfant qu'elle nomma Samson et que l'évêque de la ville baptisa. Elle se sentait à la fois faible et envahie de fureur. La cité, mal pourvue en ravitaillement, avait beau être défendue par d'anciens murs romains et d'épaisses palissades, elle n'en approchait pas moins de l'issue fatale. Et Chilpéric, amorphe, ne faisait rien pour endiguer le désastre. Il se préoccupait du salut de son âme, croyant sa dernière heure prochaine.

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Les Femmes de Chilperic

Or, Frédégonde ne voulait pas mourir. Elle décida de jouer une dernière carte, dut cette carte être un meurtre. Elle connaissait depuis longtemps les secrets des plantes et savait confectionner des boissons enivrantes. Elle fit venir deux hommes de son pays de Thérouanne et les fit boire. Elle leur servit, outre le classique apéritif mérovingien qui se composait d'absinthe, de vin et de miel, un philtre de son cru qui les lui dévoua corps et âme. Alors, elle tira d'un coffre deux scramasazs, deux courtes épées droites dont les lames avaient été empoisonnées et leur, fit comprendre que son sort était entre leurs mains. Ils partirent, jurant de libérer leur reine.
Parvenus à Vitry où Sigebert, déjà, avait été élevé sur le pavois, promené par trois fois autour du camp et proclamé roi de Neustrie, ils se firent passer pour des seigneurs neustriens désireux de faire leur soumission. On les crut et on ne les désarma même pas. Ils approchèrent le roi qui leur demanda leurs noms. Pour toute réponse, ils le frappèrent tous deux à la fois. Sigebert tomba, baigné de son sang. Les deux meurtriers tombèrent aussitôt après sous les coups des seigneurs australiens, mais le coup avait réussi ; Sigebert était mort, la guerre terminée et Frédégonde libérée.

Un jeune amoureux et un vieil évêque


Dans Paris dont elle ne pouvait déjà plus sortir, Brunehaut avait appris à la fois la mort de son époux et le triomphe de la meurtrière de sa sueur. Elle savait que Chilpéric arrivait et que sa vie ne tenait plus qu'à un fil. Mais elle avait suffisamment de caractère pour savoir regarder la mort en face : la vie valait si peu, à cette époque. Un seul souci : son fils, âgé de cinq ans. Elle fit partir secrètement le petit Childebert pour Metz, sous la garde de seigneurs fidèles : Lupus, un Gallo-Romain de grande famille, et le duc Gondovald, chargés de faire reconnaître l'enfant comme roi d'Australie. Ensuite, plus tranquille, elle attendit l'ennemi.
Chilpéric accourut à toutes brides, escorté de son fils Mérovée. Frédégonde suivait. Le roi avait hâte de mettre la main à la fois sur Brunehaut et sur ses trésors. Il s'attendait à trouver une femme abattue, il trouva une reine qui discuta froidement politique. Elle le laissa prendre l'or convoité, mais lui fit comprendre qu'il y avait toujours, à Metz, un roi d'Austrasie, que sa capture, à elle, ne signifiait rien et qu'il avait tout intérêt à s'entendre avec elle. Bien plus, elle n'hésita pas à offrir à cet assassin de Sigebert sa propre main. La chose était inattendue mais suffisamment séduisante pour Chilpéric. Il voulut se donner le temps de la réflexion et, pour soustraire Brunehaut à la fureur de Frédégonde, l'envoya aussitôt à Rouen où le vieil évêque Praetextat devait veiller sur elle.
Mais, au cours de l'entrevue de Paris, la reine vaincue avait fait une victime. Le jeune Mérovée s'était follement épris d'elle et, retourné à l'armée pour reprendre la campagne du Poitou là où l'avaient laissée ses frères, il ne songeait qu'aux moyens de rejoindre Brunehaut à Rouen. Il commença par mettre le pays au pillage pour se procurer des ressources puis, un beau soir, quitta Tours sous prétexte de rendre visite à sa mère, Audovère, toujours recluse dans son couvent du Mans. En fait, il courut droit sur Rouen, déclara sa flamme et fut agréé, à son grand étonnement. Mais, trop heureux pour poser des questions, il pressa Brunehaut de l'épouser. Voyant en lui l'héritier de Neustrie, elle accepta sans hésiter et ce fut l'évêque Praetextat qui bénit l'étrange union de la tante et du neveu. Ce n'était pas tout à fait régulier, l'Eglise étant fort susceptible sur le chapitre des liens de famille entre époux, mais Praetextat était le parrain de Mérovée et l'aimait beaucoup.
Seulement, à peine le mariage célébré, il fallut fuir. Il ne pouvait être question d'attendre tranquillement, à Rouen, que Chilpéric et Frédégonde revinssent de Paris. Point n'était besoin d'une grande imagination pour prévoir comment ils réagiraient à l'annonce du mariage. L'évêque Praetextat mit un comble à ses bontés en pourvoyant le jeune couple de quelque argent et en lui conseillant de se réfugier momentanément à Tours pour y attendre la suite des événements.

Brunehaut retrouve un vieil ami


Tours, à cette époque, était non seulement le coeur religieux de la Gaule, son plus célèbre sanctuaire édifié autour du tombeau vénéré de Saint Martin, mais encore un centre politique important et un lieu d'asile réputé. L'évêque, depuis l'an 573, était ce jeune Grégoire qui avait été l'ami de Sigebert et 1'un des ornements de sa Cour. A la mort de l'évêque Euphrosius, dont il avait été le commensal et le cousin, le peuple de Tours l'avait choisi pour son pasteur. Depuis, il y faisait régner l'ordre, la charité et la loi de Dieu.
Il reçut Brunehaut en amie de toujours. Elle avait besoin de lui, elle demandait asile, c'était assez pour qu'il ouvrît ses portes à ce couple dont il n'approuvait sans doute pas le mariage. Il leur offrit l'une des maisons du parvis Saint-Martin où il avait coutume de loger les réfugiés de marque.
Comme bien l'on pense, Frédégonde et son époux étaient entrés en fureur en apprenant ce qui s'était passé à Rouen. Chilpéric, vexé de surcroît d'avoir été joué par son fils, partit aussitôt pour Tours afin de réclamer Mérovée et celle qui était devenue sa belle-fille. Mais, arrivé là, il trouva à qui parler. Grégoire de Tours n'était pas spécialement facile à manier. Ce prélat, qui ne devait pas avoir beaucoup plus de trente ans, ne se laissait pas facilement impressionner. Il déclara à Chilpéric que l'asile était inviolable et qu'il ne pouvait lui remettre aucun réfugié. Si Mérovée ne voulait pas voir son père, nul ne pouvait l'y obliger. Malheureusement, Mérovée accepta et ne tarda pas à le regretter.
A l'école de Frédégonde, Chilpéric était devenu un assez bon comédien. Il joua devant Mérovée la scène du tendre père tout prêt à pardonner et qui ne peut se passer des services d'un guerrier de sa force. Mérovée se laissa prendre, i1 suivit son père en ordonnant à Brunehaut de retourner à Rouen. Malheureusement pour Mérovée, sur le chemin de Soissons, lui et Chilpéric essuyèrent une escarmouche des Austrasiens que Frédégonde, trop heureuse, n'eut aucune peine à transformer en piège tendu à son noble père par l'infortuné Mérovée. Le résultat ne se fit pas attendre : mis aux arrêts, privé de ses armes, Mérovée fut tondu à ras, déchu de ses droits à la succession paternelle et condamné à finir ses jours au monastère de Saint-Calais, près du Mans.
Par bonheur pour Mérovée, il avait gardé dans sa déchéance un ami : son écuyer, Gaïlen, qui ne se résignait pas au triste sort de son maître et frère d'armes. Avec quelques hommes sûrs, Gaïlen s'embusqua non loin du monastère vers lequel on dirigeait Mérovée. Il attaqua l'escorte, délivra le jeune homme puis l'escorta jusqu'à Tours où, une fois de plus, Grégoire ouvrit ses portes
- Le bois est encore vert, les feuilles repousseront, lui dit-il en manière de consolation pour ses cheveux coupés.
Or, parmi les réfugiés, se trouvait alors un personnage assez peu recommandable : le duc franc Gontran-Boson que la rumeur publique accusait d'avoir fait assassiner Théodebert, le frère de Mérovée. C'était un homme aimable et insinuant qui eut tôt fait d'entrer dans les bonnes grâces de Mérovée. Ce que souhaitait le duc, en fait, c'était rentrer en grâces auprès de Frédégonde et, apprenant que la reine et son époux se dirigeaient vers Tours à la tête d'une armée pour se faire livrer Mérovée, il fit passer des messagers à Frédégonde, lui proposant de racheter sa propre tête au prix de la livraison du jeune prince. Bien entendu, le marché fut accepté.
Mais, en apprenant l'approche de son père, Mérovée prit peur. Craignant que Grégoire n'eût pas la force de le défendre, il s'enfuit avant que l'armée ne fût sous les murs de la cité et se réfugia à Auxerre, chez son oncle, le roi Gontran. Celui-ci, compatissant, lui permit de continuer son chemin jusqu'en Austrasie et de gagner Metz pour y retrouver son épouse.
En effet, Brunehaut n'avait fait que touçher terre à Rouen. Tremblant pour sa vie, elle avait dû quitter la ville, toujours avec l'aide de Praetextat, et avait regagné son royaume où elle avait eu la joie de retrouver son jeune fils. Mais sa situation n'y était pas bonne. Les leudes, révoltés, ne voulaient pas d'elle et elle dut arracher de haute lutte la régence. L'arrivée de Mérové était aussi peu opportune que possible. On lui fit comprendre que, désormais, il était d'église et que, de ce fait, le mariage était rompu. Désespéré, le malheureux repartit et, ne sachant où aller, regagne, une fois encore l'asile de Tours.

Frédégonde oeuvre


Il y retrouva, pour son malheur, Gontran-Boson qui vit là une belle occasion de reprendre ses anciens projets. Il circonvint à nouveau le jeune prince, lui fit croire qu'un parti se formait en sa faveur à Thérouanne et qu'il fallait tenter de gagner cette ville. Malgré les conseils de son fidèle Gaïlen et les mises en garde de l'évêque Grégoire, Mérovée le crut, quitta Tours avec le traitre Boson, Gaïlen et deux seigneurs francs, Gaukil et Grind.Ils s'arrêtèrent pour la nuit dans une ferme. Mais à peine y étaient-ils entrés que les portes furent barricadées par des soldats sortis on ne savait d'où. Gontran-Boson, son coup fait, s'esquiva, laissant ses compagnons prisonniers. Chilpéric, à ce qu'on leur apprit, devait être là au matin.
Ce que fit la nuit dans cette ferme, on l'imagine sans peine. Mais ce qu'imaginait Mérovée, avec quelle terreur, c'était 1e genre de mort que lui réserverait sans doute son père. Incapable d'en supporter l'idée, il pria son ami Gaïlen de lui rendre un ultime service. Obéissant, Gaïlen tira son épée et frappa. Mérovée était sauvé des bourreaux. Mais ses trois compagnons payèrent pour lui : Gaïlen eut les pieds, les mains, le nez et les oreilles coupées, Gaukil périt sur la roue. Seul Grind s'en tira avec la tête tranchée.
La mort de Mérovée marqua pour Frédégonde le début d'une effroyable série d'assassinats. Clovis, le dernier des fils d'Audovère, fut la première victime. Accusé faussement, il fut assassiné à Chelles, dans sa prison, et son corps jeté à la Marne. Sa femme fut brûlée vive. Ceci fait, la rage de Frédégonde se tourna vers Audovère qui, depuis tant d'années, vivait dans son couvent du Mans. L'ex-épouse de Chilpéric fut assassinée, mais sa fille, Hildeswinthe, put s'échapper. La victime suivante fut l'évêque Praetextat. Frappé dans son église par les sicaires de Frédégonde, après avoir subi nombre de sévices, il vit son ennemie venir se pencher hypocritement à son chevet et proposer ses médecins. On connaît, du reste, l'anathème du mourant : « Je sens que Dieu veut me rappeler de ce monde. Mais toi qui as conçu et dirigé l'attentat qui m'ôte la vie, tu seras dans tous les siècles un objet d'exécration et la justice divine vengera mon sang sur ta tête... »
La justice divine n'allait guère tarder à frapper la reine de Neustrie. Coup sur coup, ses deux fils succombèrent à la petite vérole, malgré le repentir spectaculaire et les prières superstitieuses des parents. Seul échappa un enfant de quelques mois qui se nommait Clotaire. Ingonde, la fille, était, heureusement pour elle, déjà mariée chez les Wisigoths.

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Le supplice de Brunehaut

Le repentir de Frédégonde ne résista pas à la mort de ses fils. Sa fureur se. tourna alors vers Chilpéric. Il était vieux maintenant, elle le haïssait et, de plus, il demeurait entre elle et le pouvoir absolu.
Au mois de septembre 584, le roi chassait à Chelles. Au retour d'une battue au sanglier, il eut soif, accepta une coupe de vin que lui offrait l'un de ses leudes nommé Landry. Or, ce Landry était l'amant de coeur de Frédégonde (et, à coup sûr, pas le premier). Le roi trépassa dans la nuit. Il y avait près de vingt ans que Frédégonde était entrée dans sa vie. Mais cette mort subite avait dressé les leudes contre Frédégonde. Elle dut demander, pour elle et son fils, la protection du toujours serviable roi de Burgondie, le bon Gontran. Elle lui jura et lui fit jurer par deux cents guerriers francs que Clotaire était bien le fils de Chilpéric. Toujours confiant, Gontran crut tout ce monde et aida Frédégonde à retrouver sa puissance.

Les reines rivales


Elle l'employa à tenter de faire place nette chez son ennemie, Brunehaut. Par ses soins, nombre d'assassins à gages furent envoyés à Metz dans le but de supprimer soit la reine, soit le jeune roi Childebert. Sa haine ne désarmait pas et ne fit qu'augmenter, au contraire, quand à la mort du roi Gontran, en 592, Childebert hérita des terres et devint roi de Burgondie. Pas pour longtemps car, en 598, Childebert mourait, à vingt-six ans, laissant le double royaume à ses deux fils : Théodebert, qui eut l'Austrasie, et Thierry qui eut la Burgondie. Brunehaut, en qui s'était éveillé l'appétit du pouvoir, s'institua tutrice de ses petits-fils et fit en sorte de les dépraver de son mieux pour garder le trône. Mais Théodebert regimba, chassa sa grand-mère qui s'en alla chercher refuge en Burgondie, chez Thierry.
Pendant ce temps, Frédégonde profitait de ces menus incidents familiaux pour investir Paris qui avait retrouvé son statut d'autrefois : celui de ville neutre, La ville tomba. Brunehaut et ses petits-fils coururent à la rescousse. Une grande bataille eut lieu à Laffaux. Brunehaut fut vaincue, mais Frédégonde ne put profiter de sa victoire. Elle mourut peu après, en 597, dans son lit, mais inapaisée. Son corps fut porté dans l'église de la vieille abbaye Saint-Vincent, à Paris, qui, plus tard, devait devenir Saint-Germain-des-Prés. Cette mort retournait la situation, Clotaire II, âgé de treize ans, était bien faible contre les Austrasiens. Ses troupes furent vaincues quelques mois plus tard à la bataille de Dormelles, lui enlevant les pays entre la Seine, l'Oise et l'Austrasie.

Un chameau et un cheval indompté


La haine entre les deux reines ne s'éteignit pas après la mort de Frédégonde. Clotaire II, digne fils de sa mère, reprit le flambeau et jura la perte de Brunehaut.
La vie de celle-ci, cependant, sombrait à son tour dans un bain de sang. Pour garder la suprématie du pouvoir, elle commettait crime sur crime, avec l'aide d'un certain Protade qui était son amant. Son ambition effrénée la poussa à dresser l'un contre l'autre ses deux petits-fils. Elle fit tuer Théodebert qui l'avait chassée et, pour faire bonne mesure, supprima également les enfants de sa victime. Puis, saint Didier, évêque de Vienne, tomba sous ses coups pour avoir voulu ramener Thierry à sa femme légitime et l'arracher aux maîtresses dont sa grand-mère le pourvoyait largement. Le saint Irlandais, Colomban, jeta à son tour l'anathème contre Thierry et sa race. Le jeune roi dut s'enfuir et s'en alla mourir misérablement à Metz.
La haine de tous enveloppait maintenant Brunehaut. Les leudes de Bourgogne, loin de la protéger lorsque Clotaire marcha contre elle, l'abandonnèrent. Elle fut capturée dans sa villa d'Orbe, près du lac de Neuchàtel, traînée à Renève-sur-Vingeanne, non loin de Dijon, où Clotaire l'attendait.
C'est là que l'histoire allait se clore dans une horreur sanglante que le temps passé n'a pas permis d'oublier. La cruauté de Clotaire se donna libre cours. Sans respect pour les soixante-dix ans de sa captive, le fils de Frédégonde livra la vieille reine à ses bourreaux. Durant trois jours, elle fut torturée avec une barbarie savante. On prit bien garde de ne pas la tuer.
Le quatrième, on la hissa, loque humaine que ne voilait pas le moindre haillon, sur un chameau. Puis on la promena par dérision devant toute l'armée qui la couvrit d'ordures et d'outrages. Enfin, par un bras, une jambe et par ses longs cheveux, Brunehaut fut attachée à la queue d'un cheval indompté qui acheva de déchirer son corps aux pierres du chemin. Les mânes de Frédégonde pouvaient se réjouir au-delà de la terre, Dieu, pourtant, eut le dernier mot de cette tragique affaire. La fille préférée de Clotaire, Enimia, atteinte de la lèpre, quitta la cour à tout jamais et s'en alla conquérir la sainteté dans un ermitage au plus aride des gorges du Tarn. Mais ceci est une autre histoire...


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