Mérovingiennes, sans peur et sans vergogne
de Patrick Boucheron, Maître de conférences à l'université de Paris-I
dans "L'HISTOIRE N°257 SEPTEMBRE 2001"
(analyse de lecture)
Dans un dossier étonnant, Nira Pancer révèle la liberté des femmes de l'aristocratie mérovingienne. Aux débuts du Moyen Age, en effet, elles semblent avoir joui d'un pouvoir et d'une indépendance qui faisaient d'elles les égales des hommes.
"Déoteria voyant que sa fille avait beaucoup grandi et craignant que le roi, pris de concupiscence pour elle, ne l'enlevât, la fit mettre sur une litière attelée de boeufs indomptés et la précipita du haut d'un pont. »
Dans l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours (vers 538-594), l'inconduite de Déoteria, la femme du roi Théodebert Ier, petit-fils de Clovis, n'est pas un cas isolé. L'évêque de Tours se complait à brosser une galerie de portraits de femmes de l'aristocratie mérovingienne où le lecteur d'aujourd'hui a bien de la peine à reconnaître l'image qu'il se fait d'une reine médiévale, bonne épouse et mère idéale, pudique et réservée.
On pourrait multiplier à l'envi les exemples : Brunehaut, princesse wisigoth et femme du roi Sigebert Ier, ordonna le meurtre de ses propres enfants. Quant à Frédégonde, qui épousa Chilpéric Ier, on la voyait souvent « se battre à coups de poings » avec sa fille Rigonthe, lorsqu'elle n'était pas occupée avec son amant Landeric, qui ne prenait même pas la peine de se dissimuler lorsqu'il entrait dans ses appartements.
Vengeances, insultes, traîtrises et ruses sordides : dans les sources narratives des temps mérovingiens (milieu du Ve siècle-751), les femmes ne semblent pas se comporter différemment des hommes, au moins en ce qui concerne la haute aristocratie. Et ce comportement provoqua longtemps chez les historiens un sentiment mêlé de fascination et de répulsion, qui abdiquait en tout cas toute tentative d'explication rationnelle.
Il n'y a pas si longtemps, un médiéviste comme Robert Latouche, éditeur de Grégoire de Tours, en venait même à qualifier les souverains mérovingiens de « grands enfants vicieux ».
C'est pour tenter d'arracher cette histoire au chaos et de reconstituer la rationalité des conduites sociales que l'historienne Nira Pancer a repris le dossier des femmes de la haute aristocratie mérovingienne [1]. Dossier bien mince, en vérité, qui ne peut s'appuyer (concernant de tels sujets où l'apport de l'archéologie est négligeable) que sur la relecture de quelques textes bien connus. On exagère à peine en disant que toute histoire de la société mérovingienne n'est pas autre chose qu'une réinterprétation du texte de Grégoire de Tours, source quasiment unique pour les Ve et VIe siècles.
L'homme d'Eglise, auteur prolixe de livres de miracles et de vies de saints, noircit volontairement les moeurs des souverains mérovingiens, et ce à des fins apologétiques : Grégoire veut convaincre son lecteur que tout ici-bas n'est que crimes et folie pour mieux justifier le mépris du monde qui, à ses yeux, est la seule voie vers le salut [2].
Nulle raison, par conséquent, de le croire plus que le poète de cour Fortunat qui, dans ses Carmina, campe des rois et des reines à la vertu irréprochable : comme l'écrit Nira Pancer, « aucun des deux ne nous dit la vérité ».
Dans l'aristocratie mérovingienne, les rôles féminins et masculins ne sont pas encore clairement distingués, et le clivage de la puissance sociale est plus prégnant que la séparation des sexes, qui s'imposera plus tard avec tant de force qu'on le considérera comme naturel. La construction sociale de la répartition des sexes, explique Nira Pancer dans la perspective de ce qu'on appelle aujourd'hui la gender history (qui n'est pas plus l'histoire des femmes que celle des hommes, mais d'abord l'analyse de la distribution des rôles sexués), n'est pas fixée avant la seconde moitié du VIIe siècle.
C'est donc avec enthousiasme que l'historienne décrit un temps où « les femmes pouvaient disposer librement de leur corps », où l'idéal de virginité n'était pas encore fétichisé et où princesses et concubines jouaient vaillamment un rôle éminemment politique. Si l'on condamnait par exemple le rapt ou l'adultère, ce n'était pas en tant que souillure sexuelle mais comme une atteinte aux intérêts du clan.
Dans ce système, les aristocrates mérovingiennes n'ont pas à défendre un honneur spécifique, en développant des vertus proprement féminines. Leurs comportements s'inscrivent dans une « grammaire de l'honneur » que Nira Pancer tente de décrire, ce qui lui permet de reconstituer la logique sociale de conduites violentes et apparemment incohérentes.
L'historienne s'appuie sur les travaux de Régine Le Jan, qui a mis en lumière l'instabilité et la fluidité de la classe aristocratique mérovingienne [3]. C'est parce que les frontières entre nobiles et ignobiles ne sont pas encore fixées que chacun doit participer à la compétition sociale. A la tête d'immenses patrimoines fonciers, les femmes de l'aristocratie défendent donc avec une farouche énergievleur position dans le champ du pouvoir. Les échanges de violence, paradoxalement, participent à cette « lente hiérarchisation d'une aristocratie qui, faute de mieux s'organise autour de la notion d'honneur ».
Grégoire de Tours, qui qualifie si souvent les princesses mérovingiennes de « viriles », attribue à la reine Chramnesinde ce propos : « Si je ne venge la mort de mes parents, je mériterai de perdre le nom d'homme et d'être assimilé à une faible femme. » La reine n'oppose pas l'homme à la femme, mais la force à la faiblesse. Autrement dit, le malheur n'est pas alors de naître femme, mais de n'être pas puissant.
Nira Pancer défend sa thèse avec une vigueur que l'on peut trouver excessive, tant demeure friable le socle documentaire de sa démonstration. Mais on doit lui être reconnaissant de fournir toutes les pièces du dossier, y compris celles (les lois barbares notamment) qui semblent nuancer son propos.
Car dès les temps mérovingiens s'élèvent d'autres voix, qui tentent de modérer la féroce combativité féminine. Au IXe siècle, l'archevêque Hincmar de Reims, grand théoricien du mariage chrétien, entend renvoyer les reines, sinon à leurs fourneaux, du moins à leurs palais et à leurs fonctions domestiques : celles d'épouse fidèle et de mère prolifique.
Les Mérovingiennes furent-elles aussi affranchies de la domination masculine que Nira Pancer le dit ? Les spécialistes en débattront. On peut cependant adhérer à sa conclusion désenchantée : « Cette liberté des femmes ne dura qu'un temps. »
NOTES
[1]. Nira Pancer, Sans peur et sans vergogne. De l'honneur et des femmes aux premiers temps mérovingiens, Paris, Albin Michel, 2001.
[2]. Cf. William Goffart, The Narrators of Barbarian History (AD. 550-800) : Jordanes, Gregory of Tours, Bede and Paul Deacon, Princeton, 1988.
[3]. Régine Le Jan, Familles et Pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe siècle). Essai d'anthropologie sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995.
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L'Education des enfants de Clovis : une vision romantique de la société mérovingienne, par le peintre Lawrence Alma-Tadema, XIXe siècle (collection particulière ; cl. Giraudon-Bridgeman).
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