I
L'ENTREE DE LOUIS XI ARRAS
LE 24 JANVIER 1464
UN NOUVEAU ROI
En 1461, meurt Charles VII. Les Arrageois se sentent peu concernés par l'événement : le roi de France n'est pour eux qu'un suzerain nominal. Ils sont fidèles sujets du duc de Bourgogne et comte d'Artois, Philippe le Bon, qui, depuis 1435, leur a assuré la paix et une protection aux frontières par l'annexion des villes de la Somme. Sa pression fiscale est tolérable et laisse aux bourgeois la jouissance de la plus grande partie des revenus de leurs biens immobiliers, du commerce (des vins en particulier) et de l'industrie de la tapisserie.
Les Arrageois accueillent la mort du roi avec, peut-être une certaine satisfaction. Charles VII menait en.effet une politique dangereuse pour la paix, contrariant les projets de Philippe à l'extérieur, multipliant les empiètements juridiques à l'intérieur du duché, en faveur du Parlement de Paris. Au contraire, le dauphin qui, depuis 1456, vit à Genappe en Brabant, sous la protection de "bel oncle de Bourgoigne" est un possible allié.
Mais Louis XI n'est pas paralysé par la reconnaissance. A peine monté sur le trône, il reprend la politique de son père. En septembre 1463, il fait jouer la clause du rachat des villes de la Somme inscrite au traité d'Arras de 1435. Paris recouvre ses "clés". L'Artois redevient une marche-frontière, à qui les "dangers des mouvements de France appartiennent".
Louis XI parcourt ses domaines retrouvés, fait renouveler le serment des bonnes villes, des gens d'église et des nobles hommes, installe des officiers qui lui sont dévoués. D'Abbeville, il manifeste l'intention de gagner son fief de Tournai, à travers la mouvance française des Etats du Duc, son vassal. Les Arrageois, avertis, se préparent à le recevoir : certains avec espoir comme les bannis de la ville que le roi pourrait grâcier à l'occasion de sa première et joyeuse entrée, d'autres avec inquiétude comme le Mayeur et les Echevins qui s'émeuvent de cette prétention des bannis, contraire aux "anciens droits, privilèges, franchises et libertés" de la ville. Ils l'écrivent au duc qui en fait part au roi...
DEVANT LA PORTE BAUDIMONT
C'est dans la Cité de l'évêque (séparée de la ville proprement dite par une muraille) que Louis XI entre d'abord, car sa suzeraineté s'y exerce directement, alors que le bourg marchand ne lui est soumis que par l'intermédiaire du comte d'Artois. Le mardi 24 janvier 1464, il arrive à la vieille porte Baudimont, accompagné du duc de Berry, son frère, du comte d'Eu, du prince de Piémont et "aultres princes et seigneurs, non pas en grant nombre ny en grant estat, car tous estoient montés sur de petits chevaulx courtaulx". A l'inverse des ducs de Bourgogne, le roi méprisait le faste, toute dépense qui n'était pas un placement politique. Le peuple put cependant admirer la tenue de ses soixante-cinq ou soixante-dix archers avec leurs brigandines et salades dorées et argentées "tous en épées, daghues et jouardes vermeilles, chargiées d'orfavrie". L'évêque d'Arras, Pierre de Ranchicourt, le cardinal d'Albi, Jean Jouffroy, avec "plusiers aultres tant de la Cité comme d'Arras" vinrent à la rencontre du roi, qui les reçut "bénignement". Mais, alors que l'évêque retournait en Cité revêtir, son "Pontifical", Louis XI, ayant aperçu des hérons "ès flacques d'yaue au-dessoubs de la porte" fit lancer sur eux ses oiseaux de proie et regarda l'esbatement sans plus se soucier des notables en habit d'apparat. Dans l'une de ces attitudes familières qu'il croyait lui attirer la sympathie des bourgeois, les Arrageois découvraient son amour de la chasse qu'il connaissait mieux "que nul homme qui ont régné de son temps".
Vers trois heures, il se décida à entrer. Il descendit de cheval et, après avoir examiné la porte de bas en haut, il s'avança précédé de ses archers, ayant à sa droite le cardinal d'Albi et, à sa gauche, le seigneur de Lau, un de ces pauvres hobereaux qu il aimait élever jusqu'à lui de préférence aux Grands dont il se défiait. Il passa entre les gens d'Eglise, les "Messieurs" du chapitre de Notre-Dame, les curés, chapelains, clercs et moines mendiants. Remarquant un groupe à l'écart des autres, il demanda au cardinal : "quels gens sont ceux icy ?" Le cardinal répondit : "ce sont les religieux de Saint-Vaast d'Arras". Le prieur de l'abbaye qui portait une croix "moult riche s'étant mis à genoux, le roi s'agenouilla à son tour, ôta son chapeau et baisa la croix. Cet acte de dévotion accompli, le cortège reprit sa marche. Devant l'Hôtel-Dieu, les archers reçurent chacun de son valet un cheval richement carapaçonné et firent la haie pour faciliter au souverain l'entrée du cloître.

Plan d'Arras
DANS LA CITE
Ils la fermèrent derrière lui afin que nul ne l'approchât ou ne gênât sa compagnie. Dans l'église Notre Dame, le roi baisa la châsse renfermant la Sainte-Manne (tombée vers 370, année de grande disette, selon Saint-Jérôme) et se fit complimenter par l'évêque. La cérémonie achevée, il alla loger, près de l'entrée du cloître, du côté de Saint-Nicaise, dans l'hôtel de Jehan Thyébault, chanoine et official d'Artois, que, selon ses habitudes de simplicité, il avait préféré au palais épiscopal et à d'autres très beaux hôtels de chanoines.
Tous les "gros princes et aultres" trouvèrent asile tant bien que mal dans la Cité, car le roi interdit à tous ses gens de s'installer en ville. "Ceux d'Arras" avaient refusé, non sans insolence, de les loger par fourriers (gratuitement) "jusques à ce que les hostelleries de la ville seroient pleines, esquelles il poait de quatre à cinq mille chevaulx comme ils disoient". Ce refus montre combien les Arrageois craignaient peu le roi de France.
Le jeudi 26, Florent Muette, procureur de la ville, offrit à l'hôte illustre, le présent d'usage : du vin de Beaune dans quatre pots d'étain. Louis XI remercia en disant qu'il en "buveroit volontiers".
Cependant, il demeura en Cité, sans entrer en ville, jusqu'au samedi 28. On invoque deux raisons pour expliquer cet attentisme : l'humeur qu'il ressentait du procédé des bourgeois d'Arras à l'égard de ses gens et la volonté de régler la question des bannis qui l'assaillaient de requêtes et de supplications de grâce. L'étude en fut confiée à Mtre La Rosière et à Ernout Bouchier, maitres des comptes.
L'ENTREE DANS ARRAS
Quand on eut la certitude que le roi se proposait enfin d'entrer en ville, Richard Pinchon, Robert de Markais, lieutenant, Jean de Wailly, Pierre de Monchaux, Pierre Laisné, Hue de Dompierre, Martin de Paris, échevins, vinrent lui présenter les clés de la ville avant qu'il montât à cheval. Ils le prièrent de bien garder leurs privilèges ainsi que l'avaient toujours fait ses nobles "progéniteurs" et de décider en leur faveur sur la question des bannis.
Louis ne voulut pas recevoir les clés : "Vous êtes à bel oncle de Bourgoigne, le homme au monde en qui j'ay le plus grant fiance et à qui je je suis le plus tenu. Je me fye bien en vostre garde et vous veulx entretenir en tous vos privilèges..". Il était dix heures. Il monta à cheval et se dirigea vers la porte de Cité. Il y trouva le choeur des bannis qui, derechef, le supplièrent. Il leur répondit : "Enfans, vous me requérez de grâce de ce qui n'est pas la coustume aux roys de Franche de faire ; et pourtant ne vous y fiez pas, car je ne veulx point rompre les privilèges de nostre bel oncle de Bourgoigne". Ils lui criaient qu'il lui suffisait de le vouloir. Deux d'entre eux, Jacquemard Cressent et Pierre de Chaumont, archers du duc de Bourgogne, le suivaient de si près qu'ils furent sur le point de pénétrer sous la porte. Louis XI leur fit signe de s'écarter et leur répéta par trois fois ce qu'il venait de dire. Des notaires, cachés dans la foule sur l'ordre des échevins, enregistrèrent ces paroles et en "firent lettres que ceulx de la ville gardent" : on ne prend jamais assez de précautions.
Quand, au son des cloches et des applaudissements de la foule, le roi eut franchi la porte, il ôta son chapeau et "certains lui veirent cheoir plusieurs larmes de ses yeulx..". Ayant toujours à sa droite le cardinal d'Albi, Louis se dirigea vers Saint-Vaast. Il était attendu sur la place, du côté de la porte entre Saint-Pierre et la charpenterie, par le prieur Jean Barré (l'abbaye était tombée en commende en 1462 au profit du cardinal de Bourbon, archevêque de Lyon qu'on voyait rarement), par Messieurs les religieux revêtus moult richement, les ambassadeurs du Pape, de Milan et de Venise en "riche estat". A l'entrée du cimetière, le roi mit pied à terre. Prieur, prévost et religieux lui rendirent hommage. Il baisa la châsse de Saint-Vaast et vint entendre la messe dans la chapelle Notre Dame en Castel, alors qu'avait été préparé le maitre-autel de la grande église. Il fallut lui apporter précipitamment un prie-dieu. Pendant l'office, aux "archers et aultres" il fut donné à déjeuner dans la chambre de Saint-Martin : pain, beurre, oeufs, vin blanc et vermeil.
Le roi retourna pour dîner en Cité où la ville lui offrit quatre canes d'hypocras. Le soir, au son des cloches, sur toutes les places et carrefours, s'allumèrent des feux de joies.

Plan de l'Abbaye Saint Vaast
LOUIS XI VISITE ARRAS
Le lendemain, à une ou deux heures de l'après-midi, le roi revint à Saint-Vaast. On lui fit visiter les pièces d'apparat, aménagées par le défunt abbé Jean du Clercq, pour recevoir les rois de France. Les vitraux de la chambre carrée représentaient les armes des plénipotentiaires du traité de 1435. Peu sensible aux décors luxueux, Louis XI voulut voir l'ours, élevé en souvenir du plantigrade que, selon la légende Saint-Vaast chassa des ruines de l'église qu'il désirait reconstruire. Le roi prit un bâton pour exciter l'animal puis il lui fit jeter un chien, qui n'osa "oncque remeuvoir d'un onguelet". Le gardien Jean Haret, dit Coquillart, fut prié de le sortir de sa fâcheuse position. Il entra dans la cage en donnant à manger au fauve. Le chien en profita pour "salir hors du logis". Un écu d'or récompensa le valet.
Le roi, quittant l'abbaye, alla jusqu'à l'église Saint Aubert et remonta la grande rue pour se rendre dans les faubourgs Saint-Vincent et Saint-Sauveur, jusqu'au Temple. Il s'y fit expliquer, par Richard Pinchon, le siège de 1414. Il revint en ville par la porte Saint-Michel. Parvenu sur le Petit Marchiet où se tenait la foire Notre-Dame, il fit à son guide l'honneur d'entrer dans son hôtel près de la halle. Il y resta plus d'une heure y prenant "vins et espisses".
Dehors, au clocher Saint-Géry, retentissait la banclocque "laquelle on tombissoit, d'un batel halé à la corde car on ne l'osoit sonner à volée, pour ce que le clocquier n'estoit point seur, ni bon, et aussy pour la pesanteur d'elle", car elle pesait dix-sept à dix-huit mille livres. Après avoir fait oraison dans la chapelle de la "candelle" ou joyel Notre Dame, le roi passa devant l'église Saint-Géry. Le serrurier Olivier Ladaîn, chargé de régler la sonnerie, descendit du clocher et vint saisir la bride du cheval du roi en demandant le vin, selon l'usage. Le roi, un peu effrayé quand il aperçut ce géant en haubert, avec une huvette sur la tête et un grand couteau au côté, se reprit vite et fit donner le vin, pardonnant une offense qui eût pu mériter la mort.
Pendant qu'Olivier se distinguait, des curieux étaient montés dans le clocher. Ils "touchèrent à la clocque de quelque chose et la cassèrent". Toux ceulx de la ville furent moult courrouchiés car c'était une belle et bonne clocque (elle fut refondue peu après et baptisée Désirée mais nommée par tous Joyeuse : on y fit graver le fameux privilège relatif aux bannis).
LE DEPART
Le lendemain, vers sept heures, le roi quitta la Cité soudainement, accompagné par six ou sept personnes, Il n'avait cure qu'on le "convoyât ni d'estre vu du peuple". Le reste de sa suite le suivit "qui mieux mieux..".