Le personnel et le matériel

Les "ensgeniors"

Au cours des siècles, ces connaissances seront transcrites par ces ingénieurs dans des traités techniques, garantissant ainsi leur longévité. Les écrits de Héron l'Ancien (IIe siècle apr. J.-C.), de Philon de Byzance (IIIe siècle av. J.-C.), de Ctésébios (210 av. J.-C.), de Vitruve (Ier siècle av. J.-C.), de Végèce (IVe siècle) et d'Archimède (287 av. J.C.) en sont une belle illustration. La conception de ces machines est complexe et fait appel à des connaissances de géométrie, d'équilibre des forces et de résistance des matériaux. Vitruve, dans son traité « De architectura », consacre son dernier livre aux machines : « ... J'ai cru, César, que je ferais une chose utile, après avoir écrit sur les bâtiments dans mes premiers livres, d'expliquer dans le dernier les principes des machines et la manière de les construire. » Il poursuit : e Les machines dont j'ai parlé jusqu'à présent sont celles dont en temps de paix on peut tirer quelque utilité, et qui servent pour le plaisir... Il faut maintenant traiter des proportions qu'il est nécessaire d'observer pour la construction des machines de guerre dont on a besoin pour se défendre... »
Ces écrits issus de l'Antiquité sont oubliés pendant la fin du premier millénaire ainsi que leur savoir-faire.
Dès la première partie du deuxième millénaire, le réveil intellectuel aidant, la rediffusion des ouvrages de Vitruve ou de Végèce rappelle que Romains, mathématiciens et philosophes grecs avaient déjà ouvré en matière de savoir-faire technique.
Parallèlement, la divulgation des ouvrages musulmans, les connaissances des Croisés acquises lors du siège de Constantinople annoncent une nouvelle ère en matière de savoir et de conception.
En Europe, dès le XIIe et le mile siècle, la fondation d'universités par les grands ordres monastiques permettra la qualification d'ouvriers « sélectionnés » par le clergé: les premiers compagnons. En matière de géométrie, plusieurs traités attestent son importance au Moyen Age ; il s'agit dès lors d'un art majeur, à la base de toutes les connaissances pour les corporations de bâtisseurs ou d'« ensgeniors ». Ainsi, dès 1125, Hugues de Saint Victor écrit le « Practica Geometria ». Deux autres ouvrages, le « Artis cuius libet consummatis » et le « Pratike de géométrie » sont rédigés par deux mathématiciens inconnus, 1e premier à la fin du mie siècle, le second, paru en langue picarde, au XIIIe siècle.
Notre connaissance de cette nouvelle génération d'« ensgeniors » et de leurs réalisations tient presque exclusivement à des documents comptables et à quelques ouvrages tardifs comme « L'art de la guerre » de Taccola en 1453, « Belli forti » de Konrad Keyser ou les dessins de Valturius (1472).
Ce savoir-faire jalousement gardé, transmis d'initiés à initiés au sein d'une même corporation, échappe au contrôle des seigneurs et peut changer de ville. Ainsi ces derniers, incapables de faire construire, de faire régler ces machines par leurs hommes, louent fort cher les services de ces ingénieurs et les font déplacer de fort loin. En 1368, les consuls de Rodez décident de la construction J une bride. Mais les ouvriers, totalement inexpérimentés en matière de construction des machines de guerre, échouent dans leur entreprise. Aussi, l'année suivante, font-ils appel à un spécialiste, Me Joh Massais, charpentier d'Argentant.
A la fin du XIIIe siècle, l'ingénieur picard Villard de Honnecourt transcrit sur des planches les connaissances les plus remarquables qu'il ait acquises au cours de ses voyages st nous donne la description d'un engin fort complexe, d'un contrepoids d'environ 20 tonnes, avec sa recette géométrique transmise par i es moyens mnémotechniques de l époque. Dès lors, il transgressait le secret auquel s'astreignaient les constructeurs du Moyen Age.

Le personnel

Le nombre des servants pour un engin peut varier d'une dizaine à plus d'une centaine d'hommes, selon l'importance de la machine et des corps de métiers requis.
Les cordiers tressent de nouvelles cordes en fonction des cadences de tir.
Les tailleurs de boulets : en général, le calibrage et la pesée demandent une main-d'oeuvre si abondante que souvent les projectiles ne sont taillés que sur la face qui doit épouser la poche.
Les forgerons et les charpentiers nécessaires à l'entretien des engins.
Des manants, recrutés aux alentours : ils entretiennent les chemins, apportent les projectiles taillés, et maintiennent en état les palissades, disposées autour de l'artillerie.
Le personnel peut ainsi atteindre cent vingt-quatre personnes, mais il semble plus raisonnable de reprendre l'exemple de Viollet-le-Duc (« Dictionnaire de l'architecture », vol. 5), et de parler de deux équipes de 20 tendeurs, plus 1 maure charpentier, 5 compagnons, 10 maçons et « cauceurs » (faiseurs de chaussée). Nous avons ainsi une soixantaine de personnes autour d'une machine.

Les bois de construction

Les bois utilisés pour la fabrication ces machines proviennent d'arbres assez jeunes et de diamètre moyen. Il semblerait que la forte densité des forêts médiévales a influencé la morphologie des arbres. En effet, leur fût était plus fin, plus rectiligne et présentait moins de basses branches qu'aujourd'hui. Les arbres étaient abattus entre 1e solstice d'hiver (21 décembre) et (équinoxe de printemps (21 mars), à la vieille lune, période au cours de laquelle l'arbre a le moins de sève.
Lorsque cela était nécessaire, on débitait la grume en quatre dans le sens de la longueur, parfois à l'aide de scies hydrauliques dont certaines étaient tellement efficaces qu'elles furent interdites pour cause de déforestation.
On débite ensuite les troncs en tenant compte du sens de la fibre et on immerge le bois au fond d'une mare pendant des années pour dissoudre la sève. On le fait ensuite sécher à l'air et à (abri pendant plusieurs décennies. Pour le rendre imputrescible, le bois est soumis à faction de la fumée ou badigeonné d'une solution d'alun ou de sel.
Les charpentiers militaires évitent les arbres de plus de cent ans, dont le coeur commence à se piquer. Ils préfèrent assembler plusieurs brins relativement minces trouvés en abondance dans la forêt. Ils sont plus faciles à mettre en oeuvre et offrent, une fois réunis, une meilleure résistance aux déformations (fresque de Simone Martini, 1328). Le chêne est à cette époque le bois de construction par excellence, mais la qualité de son bois est différente de celle d'aujourd'hui. Ce chêne médiéval n'a pas à être refendu à la scie pour que l'on puisse en tirer entraits, arbalétriers, poinçons ou toutes autres pièces constituant une charpente, un engin civil ou militaire.
On se contente de l'équarrir avec soin; le tronc n'étant pas refendu, le coeur n'est pas mis à découvert et le bois est donc moins sujet à se gercer, et il conserve toute sa force naturelle. La légèreté, la résistance et l'homogénéité du chêne d'antan permettaient de résoudre les nombreuses difficultés de construction, surtout sur les machines qui étaient équipées d'un contrepoids.

L'outillage

Sur la célèbre broderie de Bayeux figurent des bûcherons au travail, armés de la doloire, une hache à long tranchant, court collet et douille. L'outillage du charpentier médiéval est relativement simple : outre la doloire, il utilise diverses sortes de hache, (herminette, la tarière, la scie, la bisaiguë, le ciseau, le compas et le fil à plomb. Le rabot, déjà connu des Gallo-Romains, semble réapparaître sur les chantiers dès le XIIe siècle. Pour les assemblages courants, les clous ou les ferrures sont rares : on utilise plutôt des clés de bois, des queues d'aronde ou des clavettes. On peut ajouter une couche de colle.
Il en est tout autrement pour les machines de guerre, puisque les moyens mis en ouvre sont d'un autre ordre, beaucoup moins mesurés. Cependant, les ferrures restent coûteuses et en temps de paix, elles sont soigneusement entreposées, à part, dans des remises ou des tours sûres. Le château de Provins, avec sa « tour aux engins », nous offre un bel exemple de ce type d'entrepôt jalousement protégé.
Voici un autre exemple : la ville de Saint-Flour, propriétaire de deux trébuchets, les prête à la demande de Duguesclin pour le siège de Chaliers. Il y a une grande et une petite machine et, pour transporter la plus grande, il ne fallut pas moins de seize boeufs. Détail amusant et révélateur, plusieurs ferrures tombent des chariots pendant le transport du retour; les consuls de Saint-Flour doivent alors les racheter à ceux qui les ont récupérées afin de pouvoir remettre les machines en état.


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