Histoire des épices

Une histoire des épices

Extrait de Biocontact N°14, juillet 2005


I1 est bon de rappeler que la recherche de ces végétaux si appréciés pour relever les plats fut à l'origine de la découverte d'autres continents et d'autres civilisations. La mondialisation avant l'heure.

La définition des épices n'est pas facile. Tout d'abord l'étymologie n'est pas d'un grand secours puisque le mot "épice", forgé à partir du latin species, espèces, a d'abord désigné des denrées de toutes sortes avant de s'appliquer à des substances aromatiques.
D'autre part, le goût, la saveur, les arômes n'ont cessé d'interférer dans la définition des épices. L'Encyclopédie dit par exemple :
"Les épices sont des substances aromatiques tirées de certains végétaux (écorces, racines, feuilles, fleurs, gousses, graines, fruits) originaires de l'Inde, de l'Afrique tropicale, de l'Amérique. On les emploie comme condiments pour relever la saveur des mets, pour parfumer les boissons ou activer les fonctions de l'estomac".
Si l'on s'en tient au seul goût piquant et agréable, le poivre et la cannelle sont bien des épices mais qu'en est-il de la vanille et du safran qui se caractérisent plus par leur parfum que par leur saveur ? Chez les Grecs, "arôma" a le sens de parfum mais aromate a celui d'épice. Enfin les condiments (du latin condimentum, confit, assaisonné) sont aujourd'hui des préparations qui comme la moutarde permettent d'assaisonner un plat insipide mais ils désignaient des épices chez les Romains.
Et ce n'est que récemment que le mot s'est appliqué dans les langues romanes aux "substances végétales d'origine indigène ou exotique, aromatiques, à saveur chaude ou piquante, employées pour rehausser le goût des aliments ou y ajouter les principes stimulants qui y sont contenus" selon les termes de la définition officielle proposée en 1901 à Genève lors du premier Congrès international pour la répression des fraudes.
L'histoire permettrait-elle de dissiper la confusion et d'y voir plus clair ?
Si la première mention des épices dans un texte français ne date que du milieu du XIIe siècle, l'histoire de ces produits d'origine végétale et exotique est beaucoup plus ancienne puisqu'elle remonte à la plus haute Antiquité.
Très tôt, du fait de leurs multiples usages - religieux, médicaux, culinaires - les épices ont eu une grande valeur marchande. Elles ont été thésaurisées et ont servi de monnaie d'échange tout en alimentant un grand commerce terrestre et maritime.
Enfin les épices ont été associées à l'une des plus grandes aventures de l'humanité puisque Christophe Colomb a découvert l'Amérique en partant à leur recherche !

Dans l'Antiquité

L'Antiquité a eu la passion des épices, de toutes les épices et même de celles qui n'étaient pas végétales puisqu'on utilisait comme aromates des substances d'origine animale telles que le garum, une sauce à base de poisson qui peut être comparée au nuoc man vietnamien.
Une chose est sûre : l'"exotisme" des épices date de l'Antiquité. Dans son Histoire des plantes, Théophraste (322-287 avant J.-C.) mentionne l'Inde, la Judée et la Syrie comme pays d'origine des épices. Strabon cite dans sa Géographie l'Arabie, l'Éthiopie, l'Inde, la Judée, le Yémen. "L'Histoire naturelle" de Pline l'Ancien (23-79) indique que les épices proviennent d'Afrique (c'est-à-dire de l'Afrique du Nord), d'Arabie, de Bactriane, d'Égypte, de l'Inde, de Judée, du Liban.
Quant à Galien (131-201), l'un des pères de la médecine, il précise que l'aloès vient d'Arabie, le poivre et le nard d'Inde, le gingembre et la noix de ben de Barbaria.
Enfin Isidore de Séville (560-636) a lié les épices à leur origine "exotique" en disant : "Aromata sunt quaequae fragrantis odoris India vel Arabia mittit sive aliae regiones" (1).

Dès cette époque, les caravanes chargées d'épices arrivaient en Occident par la Route de la soie. A partir d'Antioche, capitale de la Syrie romaine, celle-ci traversait l'Euphrate et l'empire Parthe avant de conduire par le Nord jusqu'à Samarkand puis au Pamir et à la Chine. Une autre route au Sud passait par Kaboul, traversait la Perse pour gagner le Golfe persique et de là rejoignait Babylone ou Antioche.
En partie maritime, la route des Indes rejoignait le Golfe Persique puis l'embouchure de l'Euphrate pour se diriger ensuite vers Babylone. Une autre route passait par la Mer Rouge.
Les Romains de l'Empire ont surpassé tous les peuples de l'antiquité par leur passion des aromates. Les manifestations spectaculaires telles que les tonnes d'encens brûlées aux funérailles de Poppée, ou les ruisseaux de safran en l'honneur de Néron ne doivent pas faire oublier leurs multiples usages quotidiens aussi bien en médecine que dans les cérémonies et rites funéraires ou encore la cuisine. Le célèbre cuisinier Apicius a laissé des recettes où le poivre abonde, mêlé à d'autres aromates et épices : cumin, coriandre, livèche, ache (ancêtre du céleri), thym, sarriette, sumac, laurier. Les aromates servaient à relever le goût des aliments mais aussi à en assurer une meilleure conservation. Les Romains leur attribuaient aussi des qualités aphrodisiaques.
Après avoir été des substances sacrées, les épices sont devenues des denrées de luxe consommées de manière ostentatoire par les riches Romains fascinés par tout ce qui venait de loin.

Le Moyen Age

Bien que le clou de girofle ait été connu en Europe depuis le VIe siècle, l'engouement véritable pour les épices suivit les Croisades. En Terre Sainte, les Croisés, frappés par le luxe des tables orientales, avaient découvert les épices en même temps que de nouveaux produits - comme le sucre de canne en 1099 à Tripoli.
Pendant tout le Moyen Age les épices étaient acheminées en Méditerranée par les navires des Cités États d'Italie, Venise, Gênes, Amalfi, Pise, puis ensuite elles étaient vendues dans les foires et dans les ports comme Marseille ou Aigues-Mortes près de Montpellier.
Leur utilisation culinaire qui se confondait alors avec leur usage médical - puisqu'il y avait à cette époque des épiciers apothicaires - a suscité de nombreuses questions. Servaient-elles à conserver les aliments ? À masquer le goût de gibiers ou des viandes faisandées ? Rien n'est moins sûr. En revanche, elles étaient des denrées de luxe qui manifestaient le prestige et la puissance de ceux qui les consommaient.
Les épices étaient omniprésentes dans les sauces et les plats servis à la table des riches et des privilégiés. Le poivre était l'épice reine. Il était rare et cher. "Cher comme poivre" disait-on alors. En effet, le poivre servait non seulement de monnaie d'échange mais il intervenait dans les procès : les plaideurs avaient l'habitude d'en faire cadeau au juge. C'étaient "les épices de chambre" dont l'usage devait durer durant tout l'Ancien Régime.
L'un des premiers livres de cuisine, le Viandier, de Taillevent, composé à la fin du XIVe siècle, donne la liste des épices en usage à son époque : "Épices qu'il faut à ce présent Viandier : Gingembre, cannelle, girofle, graine de paradis, poivre long, aspic, poivre rond, fleur de cannelle, safran, noix muguette, feuilles de laurier, garingal, mastic, tores, cumin, sucre, amandes, aulx, oignons, ciboules, escaloignes..."
L'une des sauces les plus connues était la cameline (sauce non bouillie) : "Pour faire une quarte de cameline, halez du pain devant le feu bien roux et qu'il ne soit point brûlé. Et puis le mettez tremper en vin vermeil tout pur, en un pot neuf ou en un plat; et puis quand il sera trempé, le passez par l'étamine avec vin vermeil. Et puis prenez une chopine de vinaigre et un quarteron de cinnamome, une once de gingembre et un quart d'once de menues épices et salez de bonne sorte ; passez le pain et épices par l'étamine et mettez en beau pot".
Autre sauce : la "jance : une sauce bouillie avec gingembre, poivre, lait ou amandes". Il y avait aussi "la saulce à garder le poisson de mer" qui associait "fleur de cannelle, gingembre, poivre long, girofle, graine de paradis, saffran et nois mugaites".
Voici le Hochepot de poulaille : "Prenez votre poulaille et la dépecez par membres et la mettez frire au sain (graisse) de lard; puis prenez un peu de pain grillé et des foies de la poulaille, et défaites de vin et de bouillon de boeuf, et mettez bouillir avec votre grain ; puis affinez gingembre, cannelle et graine de paradis et défaites de verjus. Et doit être claret noir et non pas trop".

Le temps des Grandes Découvertes

Les Grandes Découvertes qui permirent d'ouvrir de nouvelles routes maritimes aux épices ne furent pas le fruit du hasard. En effet, sous l'impulsion du prince Henri le Navigateur, des navigateurs et géographes portugais avaient effectué depuis le début du XVe siècle des voyages d'exploration le long des côtes africaines. En 1419, lie de Madère était reconnue. De 1427 à 1450, ce fut le tour des Açores. En 1455, les Portugais atteignirent le Golfe de Guinée. Après la mort d'Henri en 1460, les marins portugais continuèrent d'explorer la côte africaine en allant toujours plus loin vers le Sud. En 1487, Bartolomeu Diaz parvint par une mer déchaînée à l'extrémité du continent africain qu'il appela d'abord Cap des Tempêtes puis Cap de Bonne Espérance en raison des découvertes qu'il laissait entrevoir.
Alors que le Portugal joua un rôle décisif dans l'ouverture de la route africaine des Indes, le passage par l'Ouest allait être découvert par un capitaine génois au service du roi d'Espagne, Ferdinand le Catholique.
Parti le 3 août 1492 vers l'Ouest à la recherche de l'or et des épices, Christophe Colomb espérait atteindre l'Inde et le continent asiatique. Il débarqua en octobre à San Salvador, découvrit Cuba puis Haïti et fut de retour avec de l'or et des épices en mars 1493. Colomb effectua deux autres voyages en 1498 et 1502 aux Indes occidentales d'où il revint avec cargaisons pleines d'épices nouvelles dont les piments.
La crainte d'une guerre entre l'Espagne et le Portugal conduisit le pape Alexandre VI à promulguer le 4 mai 1493 la bulle dite du "Partage du Monde". Une ligne de démarcation allant d'un pôle à l'autre et passant à quelques degrés des lies du Cap Vert : à l'ouest de cette ligne, tout le continent nouvellement découvert appartient au roi de Castille, à l'est l'Afrique et les Indes appartiennent au roi du Portugal. Mais le roi du Portugal décide de passer outre au décret pontifical en gagnant les Indes par le cap de Bonne Espérance. La tension monte entre les deux pays. Leurs ambassadeurs se rencontrèrent donc à Tordesillas en Espagne et signèrent le 7 juin 1494 un traité qui déplaçait la ligne de démarcation de quelques degrés vers l'ouest. Espagne et Portugal n'en continuèrent pas moins à s'affronter pour la maîtrise du commerce des épices mais le Portugal put ainsi revendiquer le Brésil découvert par Cabral en 1500.
En 1497, Vasco de Gama franchissait le Cap de Bonne Espérance et débarquait en 1498 sur la côte de Malabar, mettant fin au monopole des marchands arabes. De retour au Portugal en 1499, Vasco repartit en 1502 avec l'idée de conquérir la place des Indes et de rapporter des épices. Il rentra en 1503 les cales chargées d'épices et de trésors. Dès le lendemain de son arrivée, les prix du poivre baissèrent de moitié. Les expéditions suivantes permirent aux Portugais d'atteindre Malacca et de s'emparer des Moluques, la terre du girofle, de la muscade et du macis.

À l'époque moderne et contemporaine

Après des années de suprématie portugaise, les Hollandais puis les Anglais se succédèrent et s'affrontèrent dans l'océan Indien et le Sud-est asiatique pour le contrôle des zones de production et des routes maritimes. Les Compagnies maritimes des Indes orientales - anglaise et hollandaise n'en furent pas moins au XVIIe et XVIIIe siècles les instruments d'un commerce très lucratif dans ces régions du monde.
La multiplication des sites de culture devait entraîner la baisse des prix des épices sur les marchés européens. Alors que les Hollandais, de peur de perdre leur monopole sur la muscade et le girofle, défendaient l'accès aux lies Moluques en allant jusqu'à punir de mort le vol des plants d'épices, un botaniste français au nom prédestiné de Pierre Poivre (17191786) réussit en effet à leur dérober des plants de poivrier et de muscade et en les acclimatant à l'Île de France (aujourd'hui Ile Maurice) en même temps que la cannelle et le girofle.
Au XVIIe siècle, alors que l'Europe est devenue le centre du monde et la France le pays qui attire tous les regards, le choix des épices se transforma.
Si le poivre, le clou de girofle, la noix muscade étaient toujours appréciés, le macis, le poivre long, la graine de paradis, la cardamome et surtout le safran perdirent du terrain. Cannelle et gingembre furent de plus en plus réservés à la pâtisserie.
Les cuisiniers du royaume se tournèrent de plus en plus vers les plantes et herbes aromatiques du royaume : persil, cerfeuil, estragon, basilic et surtout thym, laurier et ciboulette. On utilisa les truffes et les champignons pour les coulis, les ragoûts et les farces sans oublier les câpres et les anchois pour assaisonner toutes sortes de plats. Les sauces grasses se substituèrent aux sauces acides et maigres du Moyen Age. Le salé et le sucré, jusque-là souvent mêlés, se distinguèrent de plus en plus, le sucré étant plutôt réservé au dessert. En définitive on se préoccupa davantage de la saveur propre des aliments. La cuisine "moderne", la "nouvelle cuisine" voyaient le jour.
Au début du XVIIIe siècle, un de ses défenseurs, François Marin, maître d'hôtel chez le maréchal de Soubise, fit paraître en 1739 Les Dons de Comus (2) dans lequel il condamnait l'excès d'épices : "L'excès d'épices dans l'assaisonnement est l'écueil des médiocres".
Mais si l'on en croit Voltaire, cette "nouvelle cuisine" continuait d'en abuser : "J'avoue que mon estomac ne s'accommode point de la nouvelle cuisine. Je ne puis souffrir un ris de veau qui nage dans une sauce salée. Je ne puis manger d'un hachis composé de dinde, de lièvre et de lapin qu'on veut me faire prendre pour une seule viande ; je n'aime ni le pigeon à la crapaudine, ni le pain qui n'a pas de croûte. Quant aux cuisiniers, je ne saurais supporter l'essence de jambon, ni l'excès des morilles, des champignons, du poivre et de la muscade avec lesquels ils déguisent des mets très sains par eux-mêmes".
Au XIXe siècle, en dépit de la prospérité de l'épicerie, la consommation des épices diminua dès que leurs constituants chimiques furent découverts et que les produits de synthèse apparurent moins chers sur le marché.
Enfin, de nos jours, la mondialisation des échanges, le brassage de populations et des goûts qui l'accompagnent trouvent leur traduction dans la "cuisine monde" qui mêle et combine épices, aromates et saveurs. Pour le meilleur et pour le pire!

Alain Drouard.

Ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé d'histoire, docteur ès lettres, Alain Drouard est directeur de recherche au CNRS (Centre Roland-Mousnier, à Paris). Après s'être spécialisé en histoire des sciences sociales et de l'eugénisme, il se consacre actuellement à l'histoire de l'alimentation à l'époque contemporaine.


(1) Étymologie, XVII, 8, 1 : "Les aromates sont des substances fragrantes (brûlantes) et odoriférantes que l'Inde et l'Arabie ou d'autres régions nous envoient".
(2) Les Dons de Comus ou les Délices de la table, François Marin. Le plus célèbre cuisinier du XVllle siècle. Protégé par Madame de Pompadour, il fut le maître d'hôtel du maréchal de Soubise. Les Dons de Comus constitue l'oeuvre magistrale de l'un des principaux protagonistes de la révolution culinaire du Siècle des Lumières qui se cristallise sur le concept de "nouvelle cuisine". Pour la première fois, la cuisine est appréhendée comme une harmonie de différents mets. L'idée de la qualité surpasse enfin celle de l'abondance, comme le dit lui-même notre cuisinier dans sa préface "La cuisine moderne est une espèce de chimie". Éditions Manucius, 2001, 1664 p. - 3 tomes.

LIRE
"Les épices, plantes condimentaires de la France et des colonies", Henri Leclerc, Masson, 1929. Leur histoire, leurs usages alimentaires, leurs vertus thérapeutiques.
"Les épices", Pierre Delaveau, Albin Michel, 1987. Histoire, description et usage des différentes épices, aromates et condiments.
"Atlas mondial des cuisines et des gastronomies", Gilles Fumey et Olivier Etcheverria, Autrement, 2004. Une géographie gourmande.


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